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Brexit ou l’évolution d’un divorce

Après avoir beaucoup hésité, après avoir écouté le pour et le contre, les mauvaises langues, elle a décidé de divorcer. Il s’en est fallu de peu qu’elle reste, reconnaissons-le.

Pourtant, c’est elle qui avait voulu convoler, il y a bien longtemps déjà. Winston, l’homme au cigare et aux doigts en V, lui avait dit : «  If you can’t beat them, join them.  »

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À l’époque, ce fut pourtant la douche écossaise. Le Général avait passé 4 ans à la côtoyer ; elle n’était pas douce et tendre, comme Tante Yvonne. Il proclama : « Je veux bien Albion, mais toute nue. » Offusquée, elle s’était drapée dans sa dignité et était retournée dans ses terres, des îles. Mais elle avait de la ténacité.

Quelques années plus tard, elle se trouva un bel entremetteur. Edward avait de l’entregent, toujours le sourire aux lèvres, il n’était pas du tout comme le so british Harold, à la figure toujours triste. L’affaire fut emballée, un peu à la va-vite. L’opposition ne fut que de façade. France, sa meilleure ennemie, ne résista pas au charme d’Edward.

Elle ne vint donc pas toute nue, elle avait encore quelques beaux habits, ainsi que des oripeaux, faisait venir son beurre de l’autre côté de la terre, et elle amenait deux copains. Le général n’était plus là, il dormait pour l’éternité à Colombey-les-deux-Églises.

La première chose qu’elle gagna, c’est qu’on parla comme elle, les handicapés de la langue prenaient systématiquement du retard à la compréhension. Tout ce qu’il fallait pour qu’elle prenne la direction du club. N’avait-elle pas régné autrefois sur tous les continents ? Ce fut une expérience fantastique, et c’était une dernière occasion d’en profiter, vu que le temps du colonialisme était passé.

Elle, qui a inventé les clubs, sait que tout se traite relativement aisément dans un groupe restreint. Le club des six se sentait un peu à l’étroit. Des candidats frappaient à la porte. De six, on passa à neuf, à dix, puis à douze. Incroyable, on évita le nº13 grâce à Helmut. Jusqu’à quinze, tout allait bien.

Un bail se passe avant l’admission de nouveaux membres. Mais le club ne peut se déployer que d’un côté, du côté d’Helmut qui en ferait ses choux gras. C’était inscrit dans les astres : il s’appelait Kohl. Il mena une politique discrète, bien plus maline qu’une autre, exécrable, menée à la hussarde 60 ans auparavant. Seules quelques intelligences avaient compris la vision d’Helmut, mais que faire, face au délitement de l’Est ?

Une bonne dizaine d’années plus tard, on se retrouvait à vingt-huit.

Rien ne s’était amélioré pour Albion. Pas moyen d’aller décrocher un ami à l’ouest, avec ce fossé large de 5.000 km. Bref, il n’était plus possible de diriger le club. Depuis quelques années, c’est Angela qui donne le ton. La conclusion est simple : divorçons ! On va appeler cela Brexit. Très bien. Le club envoie son avocat, M. B. Un gars qui connaît ses dossiers, il s’est d’ailleurs occupé de l’agriculture française dans le temps, c’est tout dire. Albion recourt à un notaire, appelé D.D. Pas connu chez nous, il doit connaître le système D, quoiqu’avec lui, ce pourrait être le système D2.

Chacun de son côté, on n’a plus rien à voir l’un avec l’autre, dit-on au début.

Mais vous savez tous qu’un divorce coûte plus cher qu’un mariage. Les frais de mariage sont oubliés depuis longtemps.

– Tant que les affaires ne sont pas faites, il faut continuer à payer la cotisation au club, souligne l’avocat, mais vous n’aurez plus rien à dire. Nous récupérons les billes que nous avions chez vous, le Grand-Duché et d’autres États sont déjà en train de bâtir pour les accueillir. Et puis après, chacun chez soi.

– Oui mais, dit le notaire, j’ai des tas de gens de chez vous qui viennent manger le pain des Anglais. Je n’ai pas envie de les traiter comme les miens.

– Mais enfin, dit l’avocat, je ne suis pas d’accord, j’ai des tas de gens de chez vous, et ils ne demandent qu’une chose, c’est de faire partie des nôtres, c’est comme s’ils vous renient…

– Je n’ai pas beaucoup de belles et bonnes terres, je ne sais pas si je vais savoir nourrir tout ce monde, dit le notaire.

– À votre guise, dit l’avocat, rien ne vous empêche de vous occuper généreusement de vos fermiers, comme nous le faisons nous-mêmes, mais vous ne pouvez pas être plus généreux que nous, sinon c’est de la distorsion de concurrence. On peut toujours vous approvisionner, mais ce sera à un autre prix que maintenant. Quand on vit ensemble, on ferme les yeux sur certains coûts…

– Ah, c’est pour ça que vous demandez tant pour le divorce, je le déplore.

– Faut comprendre, pendant des années, Maggie a fait la boutiquière et demandait la monnaie en retour. Pas moyen d’avancer dans ces conditions. Par exemple, ceux qui ont financé le tunnel n’ont jamais récupéré leur investissement qui tendait à nous rapprocher. Quant à ceux qui sont entrés dans le club, il fallait allonger les aides pour les rhabiller, sinon ils n’auraient jamais été admis. Tout ça coûte. Et tous les bâtons mis dans les roues lorsqu’il s’agissait de taxer les gens importants, comme la Reine qui a des mille et des mille d’hectares. Et puis, vous nous avez obligés à une contribution d’un ridicule 1 % au club. On a fini par s’y habituer. Je ne comprends pas que vos compatriotes ont cru que vous alliez gagner beaucoup à vous séparer de nous, on a une maison 10 fois plus grande que la vôtre.

– On n’est pas riches, on va payer, mais il faudra nous faire une remise. Une idée, pour faciliter les approvisionnements, on pourrait laisser les maisons accolées. Ce serait une bonne façon de procéder, sinon vous devrez chercher des clients ailleurs, et ceux-là, sont-ils capables de payer ?

– Ouais, même si la balance est de notre côté, les camions vont dans les deux sens, et des commerçants aimeraient bien qu’on ne soit pas trop dur avec vous. D’un autre côté, je n’ai pas envie d’aller trop loin parce que d’autres pourraient imaginer faire comme vous. Un divorce, c’est une négociation pas possible. On perd un temps fou, et cela ne se fait pas souvent dans un bon climat.

– Climat, vous l’avez dit, on est en plein changement climatique, et notre maison n’est pas isolée.

– Ce n’est pas vrai, les îles sont toujours isolées…

– Vous jouez sur les mots, l’hiver arrive pour nous, ce n’est pas votre cas. Est-ce qu’on ne pourrait pas rester ensemble, dans la même maison ?

– Dans la même maison ? Vous vous moquez, pourquoi pas dans la même chambre ?

– Je me rends compte que nos dirigeants ne nous ont pas tout dit. Nous avons vécu ensemble depuis des millénaires. Jadis, nos terres étaient réunies et la Manche était notre lit commun.

– Nous sommes en train de divorcer, et vous vous languissez déjà du lit commun.

– Soyons logiques, à force de ressasser tous nos calculs, il apparaît que la solution la plus simple et la moins coûteuse, c’est de rester ensemble, foi de notaire…

– Je peux comprendre, partageons le même lit, mais alors il y aura une condition absolue, une condition sine qua non…

– Vous me faites peur. Ne pourrons-nous jamais nous entendre ? Je suis prêt à tout pour vous faire plaisir.

– Je crains le cadeau que vous songez à me faire. Virgile disait déjà : Timeo Danaos et dona ferentes. Il est une chose dans laquelle vous semblez spécialiste. La condition sine qua non, il n’est plus question de « baise ».

– Mais bien sûr, nous avons encore beaucoup à parler pour nous accorder, et puis, il y aura l’acte...

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