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Mythiques, les 8N et NAA Golden Jubilee ont façonné l’histoire et le succès de Ford

L’accord résultant de la rencontre entre Henry Ford et Harry Ferguson marqua au fer rouge l’histoire du tracteur moderne. Si cette union se révélait intéressante pour les deux parties sur le plan technique, elle ne l’était guère financièrement pour Ford, qui y mit un terme après la seconde guerre mondiale. C’est ainsi que naquit le Ford 8N en 1947, remplacé en 1953 par un modèle très particulier, le Ford NAA Golden Jubilee, sorti à l’occasion de la célébration du cinquantième anniversaire de la célèbre marque à l’ovale bleu.

Temps de lecture : 12 min

Au printemps 2017, dans le cadre d’un article consacré au centenaire du Fordson Model F, André et Pierre Doneux nous avaient ouvert les portes de leur collection de tracteurs anciens pour nous présenter trois exemplaires de Fordson F. Parqués sous le même toit, nous avions alors repéré deux autres tracteurs riches d’histoire et de particularités : un populaire Ford 8N et un authentique Ford NAA Golden Jubilee.

Pierre Doneux, fidèle de la marque puisqu’il est lui-même concessionnaire New Holland, a sympathiquement accepté de nous recevoir une seconde fois pour évoquer ces deux modèles qui ont marqué de leur empreinte l’histoire de la marque Ford. Comme il le signale lui-même, « à quoi servirait une collection si ce n’est pour préserver ce patrimoine et en raconter l’histoire ? ».

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est utile de donner un petit coup d’œil dans le rétroviseur en se focalisant sur la rencontre entre ces deux hommes d’exception, tous deux fils d’agriculteurs et passionnés de mécanique, que sont Henry Ford et Harry Ferguson.

Henry Ford : de la Ford T au Fordson

Henry Ford, né à Dearborn aux États-Unis en 1863, est obnubilé par une idée : permettre à chacun d’acquérir une voiture. Il atteint ce but grâce à la célèbre Ford T qui, à partir de 1908, sera vendue à plus de 16 millions d’exemplaires.

Pour ce faire, il la produit d’une façon singulière pour l’époque : à la chaîne. Ce choix s’avère payant car il permet d’abaisser considérablement les coûts de production, et donc le prix de vente. Il n’en oublie pas ses origines agricoles et applique la même recette à la production d’un tracteur.

Pour en produire, il doit créer une nouvelle entité, indépendante de la « Ford Motor Company » produisant les automobiles : il s’agit de la « Ford & Son Incorporated », dont le nom sera rapidement contracté en « Fordson ».

Le Fordson Model F sort des chaînes de montage en 1917, connaît un véritable succès et permet à de très nombreux agriculteurs américains et européens de faire entrer la mécanisation dans leur exploitation. En 1928, Ford délocalise la production de ces tracteurs des États-Unis vers l’Irlande puis, en 1932, vers l’Angleterre. À cette époque, Ford est le plus grand constructeur mondial de véhicules automobiles.

Harry Ferguson : l’origine du relevage trois points

Harry Ferguson est né en Irlande en 1884. Également actif à ses débuts dans le secteur automobile, il bifurque rapidement vers le machinisme agricole, notamment par l’importation de tracteurs en Angleterre. Cette activité lui permet de se rendre compte que la fixation des charrues aux tracteurs telle qu’elle existe alors ne rend pas la charrue stable, accentue le patinage du tracteur et ne permet pas de réaliser un travail de bonne qualité.

Pour pallier à ces problèmes, il étudie plusieurs adaptations, notamment sur des Fordson F, construit même des charrues et finit par développer un système de relevage hydraulique à trois points de fixation avec contrôle automatique d’effort constant. Il s’agit du fameux « Système Ferguson » dont les relevages de nos tracteurs actuels sont toujours les descendants directs.

Le relevage du Ford 8N est semblable à celui imaginé initialement par Harry Ferguson.
Le relevage du Ford 8N est semblable à celui imaginé initialement par Harry Ferguson.

Harry Ferguson est conscient du potentiel de son invention et conçoit même un tracteur qu’il appelle « Black Tractor » pour démontrer l’efficacité de son mécanisme. Il conclut un accord avec David Brown en 1936 : David Brown construit un tracteur doté du relevage Ferguson, tandis que la société d’Harry Ferguson se charge de le commercialiser. Cette situation ne dure guère puisque cette entente cesse en 1938 : les ventes du Ferguson Brown sont bien inférieures à celles escomptées, notamment en raison d’un prix de vente du tracteur et de ses accessoires jugé souvent trop élevé.

Ferguson traverse alors l’Atlantique avec une idée en tête : faire part de son invention au seul homme disposant des moyens nécessaires pour produire ce tracteur en masse : Henry Ford.

Deux hommes pour un « P’tit gris »

La rencontre se déroule de façon informelle et Ford, qui cherche un remplaçant à son Fordson F vieillissant, tombe sous le charme du système Ferguson. L’accord se conclut d’une simple poignée de mains, sans contrat écrit, selon la même formule qu’en 1936 avec David Brown : Ford fabrique les tracteurs, Ferguson les commercialise.

Les ingénieurs de Ford et de Ferguson se mettent de concert au travail pour développer ce nouveau tracteur. Il s’agit du Ford 9N, qui fera ses premiers tours de roue en 1939. C’est un tracteur moderne pour l’époque, avec un design plaisant, un centre de gravité abaissé et ne comportant pas de châssis. Sa motorisation essence repose sur un bloc à 4 cylindres de 1.966 cm³, avec soupapes latérales et refroidissement liquide. La boîte de vitesses est dotée de trois rapports avant et d’une marche arrière. Il est possible d’ajuster la voie pour l’adapter aux différentes cultures rencontrées, grâce à un essieu avant réglable et des roues arrière réversibles.

Détail plus anecdotique a priori mais qui pourtant devient rapidement une véritable marque de fabrique, le tracteur est intégralement peint en une couleur grise « Battleship Grey » qui donne lieu au célèbre surnom « P’tit gris » dont sont affublés encore de nos jours ces tracteurs, qu’ils portent l’emblème Ford ou, par la suite, le label Ferguson.

Le Ford 9N est produit à un peu moins de 100.000 unités jusqu’en 1942, date à laquelle il est remplacé par le modèle 2N, qui bénéficie de quelques améliorations, et qui est fabriqué lui à plus de 200.000 exemplaires jusqu’en 1947. Parallèlement, les Fordson sont toujours produits en Europe.

Accord rompu !

Au vu de ces chiffres de vente, la saga des Ford 9N et 2N doit représenter une excellente affaire pour Ford et Ferguson. Mais ce n’est pas le cas. En effet, si la société d’Harry Ferguson engrange de plantureux bénéfices, il en va tout autrement pour Ford qui perd même de l’argent sur chaque tracteur qu’il construit.

L’immédiate après-guerre est difficile pour la Ford Motor Company. Outre une situation financière très préoccupante, des changements importants s’opèrent à la tête du groupe. Edsel Ford, fils d’Henry, meurt en 1943. En 1945, Henry Ford II, le petit-fils du fondateur, est placé aux commandes de l’empire Ford, dont il prendra complètement les rênes en 1947 après le décès de son grand-père. Bien qu’encore jeune, Henry Ford II comprend très vite qu’il doit prendre des décisions vigoureuses pour redresser la Ford Motor Company.

En ce qui concerne la division agricole du groupe, il décide de rompre unilatéralement l’accord avec Ferguson : dorénavant, Ford vendra lui-même les tracteurs qu’il fabrique. Par ailleurs, il annonce que des études vont débuter pour développer un nouveau tracteur.

Furieux, Harry Ferguson intente en 1948 une action devant un tribunal. Vu l’absence de contrat, une âpre bataille juridique s’engage entre les deux clans, qui ne se clôturera qu’en 1954, à l’avantage d’Harry Ferguson qui bénéficiera d’un dédommagement de plus de 9 millions de dollars.

Conquérir le marché avec le 8N ?

En dépit des sentiments d’Harry Ferguson, Henry Ford II crée une nouvelle société, dans le giron de la Ford Motor Company, à laquelle sera allouée la fabrication des tracteurs : la Dearborn Motors Company.

En juillet 1947 sort de ses chaînes de montage le nouveau tracteur promis par Henry Ford II : le Ford 8N. S’il ressemble a priori au Ford 9N, le 8N s’en différencie par plusieurs points. Esthétiquement tout d’abord, la rupture visuelle avec les anciennes productions est immédiate : la couleur grise « Battleship Grey » est abandonnée au profit d’un rouge vif pour le moteur, la transmission, l’essieu avant et le relevage, associée à un gris pâle pour le capot, les ailes et les jantes. Le nez du capot porte le célèbre sigle ovale de la marque, qui toutefois a comme spécificité d’être orné d’un fond rouge, en lieu et place de la traditionnelle couleur bleue.

Sur le sigle du 8N, la signalétique Ford  est apposée sur un fond rouge,  en lieu et place du traditionnel bleu.
Sur le sigle du 8N, la signalétique Ford est apposée sur un fond rouge, en lieu et place du traditionnel bleu.

La boîte de vitesses à trois rapports du 9N tire sa révérence et est substituée sur le 8N par une transmission à quatre vitesses. Au niveau motorisation aussi, il y a du changement, avec une montée en puissance du bloc à quatre cylindres à soupapes latérales qui a fait ses preuves sur les 9N et 2N.

Le moteur à 4
cylindres de 2
l de cylindrée du 8N est à soupapes latérales.
Le moteur à 4 cylindres de 2 l de cylindrée du 8N est à soupapes latérales.

En ce qui concerne le relevage, le système Ferguson est utilisé. Ford le complète en y ajoutant l’une ou l’autre fonctionnalité dans le but d’accroître encore la précision de travail, en y intégrant notamment un dispositif permettant de contrôler davantage la position de l’outil. Plus tard, Harry Ferguson faisant valoir en justice ses droits à la propriété intellectuelle, des modifications devront être apportées aux relevages des nouveaux tracteurs Ford. Au total, une vingtaine de nouveautés ou améliorations font leur apparition sur le 8N.

Le Ford 8N de la famille Doneux est, d’après son numéro de série, sorti d’usine en 1947. Pierre n’est plus en mesure de définir la date d’acquisition de ce tracteur par son papa.

Par contre, ce 8N réveille chez lui un souvenir mémorable : le 20 mai 1984, il fut invité à en prendre le volant pour effectuer quelques tours du circuit de Zolder ! Et cela dans le cadre du Ford Motorsport Day, une journée de festivités organisée par Ford, durant laquelle défilaient sur ce circuit différents véhicules Ford, tant contemporains qu’ancêtres, avant de laisser la place à des courses de voitures, de la marque évidemment. Ces défilés comprenaient des voitures, des camions mais aussi bien entendu des tracteurs.

Ce Ford 8N  a évolué sur le circuit  de Zolder  en 1984 , comme en atteste cette plaque commémorative reçue par Pierre  Doneux, son conducteur  de l'époque.
Ce Ford 8N a évolué sur le circuit de Zolder en 1984 , comme en atteste cette plaque commémorative reçue par Pierre Doneux, son conducteur de l'époque.

Pierre se remémore les émotions vécues au volant de ce 8N sur la piste. « Ce n’était qu’en tracteur, mais rouler sur ce circuit en 1984, c’était un rêve éveillé pour un jeune homme ! », nous raconte-t-il avec un grand sourire. Il est utile de rappeler que ce circuit a notamment accueilli 10 Grand Prix de Belgique de Formule 1 entre 1973 et 1984, avec des pilotes tels que Niki Lauda et Michele Alboreto sur Ferrari, ou encore Gilles Villeneuve qui y trouva malheureusement la mort en 1982 sur un bolide de la Scuderia. Ford, procurant des moteurs en collaboration avec Cosworth (moteurs Ford-Cosworth V8), y connut beaucoup de succès en remportant 6 victoires sur ces 10 courses, avec les écuries Tyrell-Ford, Lotus-Ford, Williams-Ford et Mc Laren-Ford.

Ces exploits sportifs ont marqué les amoureux de Ford, dont Pierre, expliquant sans aucun doute l’allégresse et la fierté ressenties ce jour-là. Ce Ford 8N a été restauré par son papa, André : divers organes ont été remplacés ou reconditionnés et une nouvelle peinture a été appliquée.

Véritable succès !

Le Ford 8N représentera un réel succès pour Henry Ford II puisqu’il sera produit à plus de 520.000 exemplaires entre 1947 et 1952. L’année 1952 se clôture donc sur un bilan très positif pour le département tracteurs de Ford et l’année 1953 s’annonce festive avec la célébration des 50 ans d’existence de la marque.

À cette occasion, Ford veut montrer qu’il compte parmi les plus grands constructeurs de véhicules et que c’est une marque résolument tournée vers l’avenir. De nouveaux bâtiments sont inaugurés et de nouveaux chantiers de construction sont annoncés. Parmi ceux-ci figurent un bureau d’études, un centre de recherches ou encore le nouveau siège central de l’entreprise.

Au niveau agricole aussi, il est question de marquer le coup, avec un modèle spécialement créé pour l’occasion : le Ford NAA Golden Jubilee.

Plus qu’un porte-étendard

S’il s’agit effectivement d’un modèle exclusif, notamment par son design, il serait erroné de résumer ce tracteur à un simple porte-étendard destiné à célébrer ce jubilé. Le Ford NAA Golden Jubilee est en réalité bien plus que cela. Il s’agit du premier tracteur intégralement conçu sous l’ère d’Henry Ford II, le 8N ayant été un tracteur de transition reposant sur les bases du 9N de 1939.

L'esthétique du NAA est novatrice et rompt  avec celle de la lignée des Ford N qui l'ont précédé.
L'esthétique du NAA est novatrice et rompt avec celle de la lignée des Ford N qui l'ont précédé.

Extérieurement, le NAA, dont la production débutera dès la fin 1952 jusqu’en 1954, revêt ses plus beaux atours : la mise en couleur bi-teinte est conservée, le tableau de bord adopte une configuration plus moderne, la calandre est constituée de fines barrettes verticales et est surmontée d’un imposant insigne rond. Ce dernier comprend, sur un fond rouge, un écusson représentant un épi de blé en avant-plan d’un champ cultivé, le tout surmonté par le sigle Ford. Le pourtour de cet emblème est orné de la mention « Golden Jubilee Model – 1903-1953 ». Les modèles de 1954 possèdent un sigle similaire mais s’en démarquent clairement par l’absence de cette mention qui est remplacée par une série d’étoiles, la date de ce cinquantième anniversaire étant dépassée.

L'emblème très particulier du NAA de 1953 porte  la mention « Golden Jubilee Model - 1903-1953 ».
L'emblème très particulier du NAA de 1953 porte la mention « Golden Jubilee Model - 1903-1953 ».

Un tout nouveau moteur, rapidement baptisé « Red Tiger », prend place sur le NAA : un bloc à 4 cylindres en lignes de 2,2 l de cylindrée, avec soupapes en têtes et procurant une puissance de 20 ch à la barre et de 30 ch à la prise de force. La boîte de vitesses dispose également de 4 rapports mais l’étagement de ceux-ci a été revu par rapport à la boîte du 8N. La prise de force est devenue indépendante. Il en est de même du système hydraulique, qui se montre par ailleurs plus réactif. Le relevage hydraulique est retouché en fonction notamment des aléas de la bataille juridique en cours et sur le point de se terminer avec Ferguson. Une série de perfectionnements sont également apportés çà et là sur le tracteur, comme par exemple au niveau des freins.

Le moteur Ford Red Tiger du NAA a vu passer sa cylindrée à 2,2 l  et est doté de soupapes en tête.
Le moteur Ford Red Tiger du NAA a vu passer sa cylindrée à 2,2 l et est doté de soupapes en tête.

Le Ford NAA de la collection Doneux est un véritable « Golden Jubilee Model », datant de 1953 comme l’atteste notamment l’insigne rond figurant sur sa proue. C’est André qui l’a acheté. Selon Pierre, cette transaction s’est conclue il y a environ 35 ans au terme d’une très longue négociation.

André connaissait ce tracteur situé dans une ferme à seulement quelques encablures de sa concession de tracteurs Ford. Le NAA n’était plus en activité mais son propriétaire ne se décidait pas à le vendre, malgré plusieurs tentatives d’André. Il aura fallu à ce dernier beaucoup de patience et de persuasion pour faire changer d’avis l’agriculteur.

S’il fallut beaucoup de temps, sa joie n’en fut que plus grande lorsque le tracteur franchit les portes de son atelier. Et cela d’autant plus que la mécanique était en bon état. Outre quelques interventions ici et là, la restauration de ce NAA Golden Jubilee porta essentiellement sur l’esthétique, avec notamment des travaux de carrosserie et de mise en peinture.

Ford et Fordson s’unissent

La carrière du Ford NAA s’éteint à la fin de l’année 1954. Il en a été construit un peu moins de 129.000, le dernier numéro de série attribué à ce modèle étant le 128.965. Dès 1955, il laisse la place non pas à un mais, pour la première fois chez Ford, à deux modèles de tracteurs reposant globalement sur les mêmes bases mécaniques que le NAA : les Ford 600 et Ford 800.

Quelques années plus tard, Ford changera de stratégie et cessera de faire coexister deux marques en parallèle : les équipes de Ford et de Fordson uniront leurs efforts et ne sortiront plus des usines américaines et européennes du groupe que des tracteurs flanqués du sigle Ford.

Pour clore cet article, nous tenons à remercier très chaleureusement la famille Doneux pour l’accueil qu’elle nous a réservé, l’accès à sa collection de tracteurs et aux souvenirs qui l’accompagnent.

N.H.

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