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Utile, ou futile?

Alice est fâchée sur son papa, révoltée comme on peut l'être à douze ans, sans limite ni concession. Il lui avait promis de l'accompagner pour sa rentrée scolaire en secondaire, afin de visiter avec elle son nouvel établissement et rencontrer ses professeurs. Promis, juré, craché! Seulement voilà, il n'a «pas eu le temps», car il lui fallait emballer 200 boules de préfané, avant «qu'il ne pleuve». Déjà en juin, il n'avait «pas eu le temps» d'assister à la remise de son CEB, car il devait presser du foin avant «qu'il ne pleuve». Il n'était pas arrivé à temps à la cérémonie, avant qu'elle ne pleure...

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Aussi loin qu'Alice se rappelle dans sa jeune vie, son papa agriculteur n'a jamais eu le temps de quoi que ce soit, en dehors de son travail. D'ailleurs, lui-même classe ses activités en deux catégories: les choses utiles et les choses futiles. Les choses utiles concernent son exploitation: le bétail, les champs, les récoltes, les machines, la Foire de Libramont, ... Tout ce qui n'a pas trait à son activité agricole n'est que futilité, gaspillage de temps, distractions sans intérêt. Comme le lapin d'une autre Alice (au Pays des Merveilles), il court partout et consulte à tout instant son smartphone pour savoir l'heure. Le pauvre s'est engagé dans une course sans fin contre la montre, contre les contretemps, contre tous ceux qui abusent de son temps. Bien entendu, il aurait aimé faire plaisir à sa fille et lui donner quelques miettes de son temps, de son si précieux temps, mais voyez-vous, ce n'était pas possible, le travail n'attend pas! Vous savez ce que c'est, vous autres agriculteurs!

Se libérer est souvent une vraie gageure. Un mauvais génie facétieux s'amuse à nous jouer des tours pendables. Ainsi, par exemple, vous n'avez qu'une seule vache à vêler sur tout le mois d'août, et paf, ça ne rate pas, elle se décide précisément le soir où vous êtes invité à souper chez des amis. Vous vous excusez platement, mais vous entendez à leur voix qu'ils sont vexés. Ou encore, vous êtes prêt à partir en balade avec vos enfants («Tu avais promis, Papa!»), et le taureau choisit ce matin-là pour briser une clôture, -pourtant électrifiée et renforcée-, et aller conter fleurette aux aguichantes rousses limousines de la prairie voisine... D'autres fois, ce sera un mariage, une communion, un enterrement,..., interrompus par un vêlage, un veau malade, un champ de foin à ramasser (à «sauver» disons-nous, comme s'il s'agissait d'une question de vie ou de mort).

L'agriculture est tyrannique. Pour trouver du temps libre, c'est la croix et la bannière. Mais me direz-vous, il suffirait de faire appel au Service de Remplacement! Et bien, là aussi, il existe un double tarif: bon marché pour les raisons utiles (maladies, accidents, décès, ...), et plus cher pour les raisons futiles (vacances, cérémonies, etc). Une dichotomie «utile-futile» existe, à n'en pas douter; elle est ancrée dans nos consciences, dans nos comportements, dans notre manière de juger nos actes et ceux des autres, comme un mauvais chiendent qui étrangle une terre négligée. Nous sacrifions tout, nous sacrifions trop à l'utile!

Mais dans le cas d'Alice, l'utile ne fut-il pas futile, en vérité? Ce que son père considérait comme futile, n'était-il pas d'une utilité primordiale pour l'éducation de sa fille? Ce papa «indigne» vous rétorquera que de son temps, c'était bien pis. Les enfants d'agriculteurs étaient entraînés intensivement à travailler dès leur plus jeune âge, à ne faire que des choses utiles. Jouer, dessiner, chanter, lire, voire étudier, étaient des choses futiles. Il fallait se rendre utile, car passer son temps à toutes ces bêtises ne rapporte rien! Par exemple, lire le soir des tas de bouquins, écrire des textes comme je le fais, est complétement futile aux yeux d'un vrai agriculteur, mais ce futile devient utile quand il fait sourire ou réfléchir un tant soit peu.

J'ai parlé de toutes ces choses avec l'arrière-grand-mère d'Alice, aux nonante ans alertes et bien sonnés. Ce gros défaut des agriculteurs, elle l'appelle «utilitarisme». Son long cheminement sur Terre lui a appris que l'utile et le futile sont des notions ô combien subjectives, qui s'entrecroisent et souvent se confondent. L'utilitarisme est un fléau; il appartient à une époque révolue, aux temps anciens, quand la survie était précaire. Se vouer corps et âme à une passion et négliger tout le reste, conduisent à une impasse et droit dans le mur. N'est-ce pas le cas chez trop d'agriculteurs ? Hélas...

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