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Rencontre avec Sophie Keymolen: «Ce n’est pas le genre mais les capacités et les compétences des gens qu’il faut mettre en avant»

À Rebecq, en Brabant wallon, Sophie Keymolen gère, aux côtés de ses parents, Lucienne et Joseph, et de son frère, Étienne, une entreprise spécialisée dans la vente, le suivi, la réparation de machines agricoles, industrielles et engins de manutention. Elle nous parle de son métier, de sa place dans l’entreprise familiale, de son regard sur le secteur, de sa position en tant que femme et de ses ambitions.

Temps de lecture : 11 min

Keymolen Agri, ça ne date pas d’hier ?

L’entreprise de base a été créée en 1965 par mon grand-père, Victor Keymolen. Originaires de Merchtem, mes grands-parents paternels ont repris une ferme à Rebecq dans les années ‘50. Suite à un souci de santé, mon grand-père a cessé l’élevage. L’opportunité de se lancer dans la vente de produits et machines agricoles s’est alors présentée à lui. L’activité horticole s’est ensuite ajoutée pour devenir l’activité principale. Dès 1980, les deux fils de la famille se sont partagés les deux activités de l’entreprise. Mon oncle Henry a repris le volet horticole et, maman et papa se sont consacrés à l’agricole. Ils ont travaillé d’arrache-pied au développement de Keymolen Agri et, mon frère et moi les y avons rejoints fin 2004 avec l’ambition de faire perdurer l’entreprise. Je suis fière du boulot qu’ils ont accompli et du patrimoine qu’ils vont nous transmettre. Je me souviens encore des premiers bâtiments, du magasin dans l’étable, du bureau dans la maison… que de chemin parcouru ! Le premier enfant de mes parents, c’est leur entreprise et ils lui ont beaucoup sacrifié. Un choix de vie qui les mène aujourd’hui à nous laisser une société saine, avec une bonne renommée. Je suis toujours heureuse de constater qu’elle est connue dans le milieu.

Comment expliquer cette renommée ?

On la doit au travail de nos parents et à la ligne de conduite qu’ils se sont fixés. Ils ont toujours privilégié le service de qualité et le professionnalisme, c’est d’ailleurs pour cela qu’ils n’ont jamais voulu se disperser dans le choix des marques qu’ils représentaient. Mon frère et moi souhaitons continuer sur le même modèle. Notre renommée ne doit pas venir des marques mais du service que l’on donne, un service dédié aux clients. Chez nous, on sait à qui on a affaire, c’est souvent assez (trop) direct mais ça a l’avantage d’être clair, honnête et sans mauvaise surprise.

Tu as toujours voulu rejoindre l’entreprise familiale ?

J’ai suivi une licence en sciences commerciales et consulaires. Je n’ai pas spécialement envisagé mes études dans l’idée de travailler dans l’entreprise familiale mais les aspects commerciaux et de gestion m’ont toujours intéressé. La pomme ne tombe jamais loin de l’arbre !

Après 4 ans de licence, je sentais bien l’envie de mes parents que je les rejoigne. Il n’y avait pas d’obligation mais j’avais un peu le sentiment de les décevoir en prenant un autre chemin. J’ai quand même choisi d’aller voir ce qui se passait ailleurs. J’ai réalisé un stage de 6 mois en tant qu’assistante marketing et achat à Lyon. Durant cette période, j’ai tout d’abord pris conscience de mon attachement au secteur agricole. Je suis toujours contente de pouvoir parler un peu d’autres choses que de tracteurs, pourtant, quand j’étais là-bas, je ne pouvais pas m’empêcher de regarder ce qui se passait dans les champs ou de me retourner au passage d’un engin. Ce stage m’a également permis de me rendre compte que je cherchais peut-être midi à quatorze heures alors que j’avais la possibilité d’intégrer une entreprise dans laquelle je pouvais évoluer et prendre des décisions. J’imagine que je voulais me prouver quelque chose. J’ai de l’ambition et je voulais être sûre de pouvoir m’épanouir.

Et, c’est le cas aujourd’hui ?

Je crois bien oui. Je m’occupe entre autres de la gestion administrative de la société avec maman. C’est un travail nécessaire à son bon développement mais parfois un peu « day-to-day ». Après, je me tiens aussi au courant des avancées dans le secteur, je participe à des réunions, je suis l’évolution des législations. Je me dis aussi que je pourrai toujours me réinventer dans l’entreprise et pourquoi pas, un jour, développer une nouvelle orientation. Notre point fort, c’est le service et, à ce niveau, ce n’est pas moi qui assure le plus. Ces compétences appartiennent à mon frère, j’estime donc normal qu’il ait plus de poids dans certaines décisions. Néanmoins, je crois que je peux aussi apporter un regard extérieur et nous ouvrir à de nouvelles perspectives. Nous sommes complémentaires et on doit miser là-dessus.

Dans une entreprise familiale, il faut apprendre à concilier les rôles de chacun.  Chez Keymolen Agri, ça se passe plutôt bien.
Dans une entreprise familiale, il faut apprendre à concilier les rôles de chacun. Chez Keymolen Agri, ça se passe plutôt bien. - DJ

Le travail en famille, c’est compliqué ?

Comme pour beaucoup de choses, ça a des avantages comme des inconvénients. Il faut apprendre à concilier les rôles de chacun. L’entreprise est à la fois trop petite et trop grande. On a chacun notre place mais on participe à toutes les décisions. On devrait se déléguer les tâches, chacun s’occupant de sujets en particuliers même s’il est tellement intéressant de pouvoir discuter ensemble et partager nos points de vue.

Deux générations qui travaillent ensemble, ça signifie aussi deux points de vue. Mon frère et moi sommes souvent plus fermes dans nos décisions contrairement à nos parents. On n’envisage pas forcément le travail de la même manière non plus. Là où eux étaient toujours occupés et nous les suivions dans leur travail, nous choisissons plus vite de confier nos enfants et de prendre de vraies pauses pour profiter de l’instant avec eux.

« On ne fera sans doute pas autant que nos parents mais si on peut faire perdurer l’entreprise et se réinventer face à l’évolution plus complexe de la société, ça sera déjà une belle réussite. »

Pensez-vous pouvoir accomplir autant que vos parents ?

Il est clair qu’on ne pourra jamais réaliser autant que ce qu’eux ont fait mais, c’est normal, c’est lié à l’évolution d’une entreprise. Après une période de croissance, celle-ci atteint une certaine forme de stabilité et il est alors important de bien s’ancrer. Je pense que nous la ferons évoluer d’une autre manière. Ça passera plus par des décisions d’ordre stratégique ou une adaptation aux mutations de l’agriculture.

La manière dont nous devons déjà gérer l’entreprise et servir les clients est aussi différente. Aujourd’hui, nous sommes moins sollicités que nos parents l’étaient le week-end mais la pression est plus importante.

Il y a aussi la composante du personnel qui n’est pas facile parce qu’il est compliqué de trouver de bons collaborateurs et de les conserver. On croit en eux et on les forme mais, s’ils partent, on perd tout cet investissement. Dans notre secteur, les profils recherchés sont complexes : il faut être mécanicien mais aussi informaticien vu l’évolution de l’agriculture et en plus bilingue voir trilingue pour la région que nous couvrons. De mon point de vue, le contexte varié et multitâche dans lequel nos employés peuvent évoluer est épanouissant mais c’est clairement un mouton à 5 pattes qu’on finit par chercher.

L’évolution du coût du matériel, les situations financières tendues dans certaines fermes sont d’autres éléments qui nous poussent à envisager différemment notre travail. On ne fera sans doute pas autant que nos parents mais si on peut faire perdurer l’entreprise et se réinventer face à l’évolution plus complexe de la société, ça sera déjà une belle réussite.

En tant que femme, est-ce facile de te faire respecter dans le milieu ?

Mon intégration et acceptation dans ce milieu parfois un peu macho a été clairement facilitée par deux aspects : le fait d’être la fille de l’entreprise mais aussi d’être la fille de Joseph Keymolen.

Quand j’ai commencé, je me suis tout d’abord occupée des contentieux, des rappels… Lorsque j’appelais les clients, je n’étais pas toujours bien accueillie mais c’est vite rentré dans les mœurs car j’étais la fille de l’entreprise. J’ai également bénéficié de l’aura de papa. Il est connu pour son franc parlé, ça semble donc logique que j’aime prendre la parole et que je dise ce que je pense comme lui.

Après, en tant que femme, on se trimballe quand même toujours cette image « maternelle » ou « pas forcément compétente ». On nous reléguerait vite à servir les cafés ou on sous-estime nos capacités à comprendre et échanger sur des sujets plus techniques. Je pense que c’est aussi à nous de nous imposer par rapport à cela, de savoir ce que l’on veut et ce qui est le mieux pour nous et/ou notre entreprise. La vente est par exemple un domaine qui m’attire, j’aime échanger avec les gens… mais, une femme qui débarque en ferme, on la teste beaucoup plus, on lui accorde moins de crédibilité… J’ai appris à lâcher prise par rapport à certaines choses et finalement, un bon vendeur fait tout aussi bien le boulot.

Tu fais aussi un peu de politique ?

Oui, je suis tombée dedans un peu par hasard. En 2000, le bourgmestre de l’époque a proposé une place sur sa liste à maman, elle n’était pas intéressée, du coup on a pensé à moi. Je ne m’y attendais pas vraiment mais c’était l’occasion de voir l’envers du décor. J’y ai pris goût et j’ai participé aux réunions. En 2004, sur recommandation de confrères et à mon grand étonnement, Serge Kubla m’a proposé une place sur sa liste régionale (MR). J’ai accueilli cela comme une nouvelle expérience. S’en sont suivies plusieurs campagnes jusqu’à celle de 2012 suite à laquelle j’ai été élue présidente du CPAS de Rebecq durant 6 ans. Mon mandat a pris fin suite aux dernières élections mais ça a été une incroyable aventure pour moi. Ça a été une expérience d’emploi avec de nouvelles qualifications et un objet autre que celui financier. Je m’étais mis comme point d’honneur de continuer à être celle que j’étais et faire primer l’intérêt collectif. Mes casquettes de présidente du CPAS et d’administratrice de Keymolen agri m’ont aidée dans chacune de mes fonctions. Au CPAS, j’ai beaucoup aimé pouvoir donner des impulsions tout en étant soutenues par des avis éclairés et objectifs. J’ai également beaucoup apprécié le côté humain, même si je n’étais pas en première ligne. Ce travail m’a permis de remettre les choses en perspective car ils nous arrivent souvent de rouspéter mais là, tu prends conscience qu’il y a des gens qui vivent autrement moins bien que toi et qu’ils ont un parcours de vie bien moins privilégié que le tien.

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MR Brabant wallon

Tu penses persévérer sur cette voie ?

J’ai beaucoup aimé ce mandat mais je sais que mon évolution dans l’entreprise familiale pourra un jour m’arrêter. Je ne peux pas me consacrer aux deux à 100 %. Aujourd’hui, je suis revenue à temps plein chez Keymolen Agri et je m’y investis à fond. Cependant, je participe encore un peu à la vie politique de la commune car j’estime que ce n’est pas parce que je suis dans l’opposition que je ne dois plus me bouger pour les gens qui m’ont fait confiance. L’idée ce n’est pas d’embêter le monde ou de m’agiter pour montrer que j’existe mais plutôt d’apporter des avis concrets et constructifs.

«Ce n’est pas parce qu’on ne prend pas le même chemin que ça n’est pas aussi bien fait.»

Pas facile de gérer une vie de famille quand on a de l’ambition ?

J’ai la chance d’avoir un mari qui me pousse énormément. Si je peux me consacrer autant à ce que j’aime, c’est grâce à lui. Le fait de savoir qu’il peut s’occuper de nos deux fils, qu’il est prêt à m’accompagner dans mes projets… c’est inestimable.

Je crois vraiment qu’il est temps que tout le monde comprenne que ce n’est pas parce qu’on est une femme et mère de famille qu’on ne peut pas avoir de l’ambition et aller aussi loin qu’un homme. Il n’est écrit nulle part qu’on doit faire les choses de la même manière que les hommes. On travaille peut-être différemment, mais ça ne sert à rien de nous comparer. Si on arrive au même résultat, où est le problème ? Ce n’est pas parce qu’on ne prend pas le même chemin que le travail ne peut pas être aussi bien fait.

J’ai aussi un peu de mal avec l’idée que quand tu fais un pas de côté et prends du temps pour tes enfants, cela t’expose à des reproches et te porte préjudice dans une carrière. En quoi est-ce mal de faire les devoirs avec ses enfants ou de les accompagner à l’une ou l’autre activité ? On les aide à devenir les adultes de demain et cela nous permet aussi de nous ouvrir à d’autres personnes et réalités ! Les hommes cloisonnent peut-être plus, les femmes sont sans doute plus sensibles à leur environnement mais, encore une fois, ce n’est pas grave si on emprunte un chemin différent pour aller au même endroit.

« Ce qui me dérange dans la journée de la femme, c’est qu’on doive encore la faire ! »

Pour ou contre la journée de la femme donc ?

Ce qui me dérange dans la journée de la femme, c’est qu’on doive encore la faire ! Ce n’est pas le genre mais les capacités et les compétences des gens qu’il faut mettre en avant. On en a tous et toutes et, on peut les mettre en œuvre de manières différentes et atteindre des objectifs similaires !

Un dernier bilan ?

Je suis heureuse de ce que j’ai accompli jusqu’ici. Je me suis fixé des objectifs et je suis fière de les avoirs atteints. Aujourd’hui, je souhaite continuer dans le même sens, en étant entière et en prenant positivement ce qui vient.

J’espère apporter ma pierre à l’édifice chez Keymolen Agri car je pense que nous ne devons pas hésiter à valoriser notre métier et penser à nous réinventer face au contexte agricole. Les gens ont parfois encore une image archaïque de l’agriculture ou ils ne perçoivent pas toute sa complexité. Il est donc important de se confronter à des regards extérieurs pour comprendre leur vision et apprendre à mieux communiquer et dialoguer. On est parfois tellement le nez dans le guidon qu’on ne se rend plus compte de comment peut être perçue la manière dont on agit.

Bref, je suis plein d’idées et prête à relever des défis !

Propos recueillis par D. Jaunard

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