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La main sur les terres

Le constat est atterrant : l’accaparement et la concentration de terres agricoles en peu de mains ne sont plus des thèmes qu’il faut associer uniquement aux pays de l’Hémisphère Sud. La gloutonnerie foncière dévore également l’UE !

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Une étude commandée par la Commission Européenne de l’agriculture a montré que trois pour cent des fermes monopolisent un peu plus de la moitié des terres agricoles dans l’UE !! À l’inverse, les trois quarts des exploitations disposent seulement de 11 pour cent de la superficie agricole… Les grandes exploitations de certains pays européens ressemblent fort aux latifundia d’Amérique du Sud, le caractère intensif en plus. La répartition de la propriété foncière prend une allure alarmante, principalement à l’Est, en Roumanie, Hongrie et Bulgarie, mais également en Allemagne, en Italie et en Espagne !

À titre d’exemple, dans la vaste plaine hongroise, 1,6 % des propriétaires détiennent deux tiers des terres agricoles ! C’est absolument effarant ! En Belgique, nos plus grosses fermes ne sont que de ridicules jardinets, à côté des monstrueuses exploitations de ce pays de l’ex-bloc communiste. Chez nous, les domaines les plus importants représentent 5,8 % des exploitations, lesquelles disposent de 24,4 % de la surface agricole utile. Notre pays est donc resté un assez bon élève, jusqu’à présent… car l’appétit pour nos terres grandit de manière inquiétante et pousse les prix à la hausse, de manière démentielle. Dans le bon pays limoneux, Hainaut et Brabant, des montants de 50.000 €/ha sont dépassés allègrement. En Ardenne centrale, sur les hauts plateaux de Bastogne, les riches Grand-Ducaux n’hésitent pas à proposer 25.000 €/ha, pour se constituer de grandes exploitations ; ils raflent les plus beaux ensembles, qui partaient naguère pour un prix trois-quatre fois moins élevé ! On parle ici d’une hausse de plus de 200 %, survenue en moins de quinze ans, pour des terres d’une qualité très moyenne, et situées à 500 m d’altitude !

Cette situation réjouit les vendeurs, héritiers des petites fermes ardennaises, mais désespère les agriculteurs en activité, parfois obligés de s’endetter de manière suicidaire pour conserver leur gagne-pain. Quant aux jeunes, reprendre une exploitation est devenu quasiment impayable, à moins d’être enfant unique, et encore…

Comment en est-on arrivé là ? L’usage « marchand » de la terre a supplanté ses autres fonctions : sociale, culturelle et environnementale. Car en toute logique, la terre agricole a pour premier usage de produire des biens alimentaires, de nourrir l’humanité. De plus, sa fonction sociale et culturelle est irremplaçable : elle fournit du travail à beaucoup de personnes, des endroits pour s’installer, des zones touristiques où se délasser. Les espaces agricoles proposent des paysages naturels très spécifiques, où se développe un mode de vie particulier, épanouissant. De surcroît, les terres agricoles exercent un rôle écologique de tout premier plan dans les cycles du carbone, de l’azote et de l’eau. Elles abritent des écosystèmes complexes, dans les sols eux-mêmes, et bien entendu en surface, avec une flore et une faune inféodées à chaque terroir.

De toute évidence, ces rôles essentiels semblent être passés au second plan, derrière la sacro-sainte fonction économique. Car les terres agricoles sont consommatrices d’intrants, productrices de matières premières commerçables ; elles nécessitent une lourde et onéreuse mécanisation. En un mot comme en cent, elles font tourner l’argent à toute vitesse, pour le plus grand bonheur des banques, des industries, des secteurs du commerce et des services.

Aujourd’hui, un palier supplémentaire est franchi : leur fonction de « bien commerçable » s’affiche de manière ostentatoire et débridée. Leurs valeurs marchandes sont complètement déconnectées de leurs valeurs d’usage. Ainsi, en Ardenne, les différentes comptabilités agricoles de gestion s’accordent à chiffrer le revenu moyen semi-brut aux alentours de 500 €/ha, indemnités de la PAC comprises (!). De cette somme, il faut retirer des frais spécifiques à chaque exploitation (intérêts d’emprunt, lois sociales, contributions…). Tout va bien s’il reste 250 €/ha. Il faudra donc cent ans et bien davantage, pour payer un hectare de terre à 25.000 €, somme à laquelle s’ajoutent les frais de notaire à l’achat et ensuite le précompte immobilier…

Ce petit calcul illustre bien la perversion du système. L’agriculteur qui possède des terres a plutôt intérêt à les vendre, ses héritiers aussi, plutôt que s’échiner à les cultiver pour gagner des clopinettes. Mais si les prix continuent à grimper, si l’intérêt vorace pour les terres agricoles prend davantage d’ampleur, la plus-value envisageable incite à les garder. Mais cet engouement va-t-il perdurer ? Voilà bien des questions de marchands de tapis !

Ces considérations terre à terre sont déprimantes. Autrefois, les paysans se vendaient les terres entre eux, pour des prix le plus souvent raisonnables. De gros propriétaires, nobles ou bourgeois, possédaient de grandes surfaces, sans les accaparer, puisqu’ils les donnaient en location à « leurs » fermiers. Aujourd’hui, les terres agricoles ont acquis une valeur marchande, une fonction financière spéculative, et sont accaparées par la grosse agriculture industrielle et financière. Elles sont rongées de toutes parts : par l’urbanisation, le développement des zonings économiques et industriels, l’extension des infrastructures de transport, voire la création d’immenses champs photovoltaïques (on parle de 10.000 ha aux Pays-Bas au cours des cinq prochaines années !).

L’agriculture perd ses terres : elles sont expropriées, ou volées à prix d’or. Nous allons perdre la main, chez nous, en Europe, à l’image des paysans africains, sud-américains et asiatiques…

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Voix de la terre Il n’aura fallu que cinq jours ! Lundi matin, l’énorme vieille ferme dressait encore ses murs orgueilleux au milieu du village, défiant le temps et les saisons depuis trois cents ans. Vendredi soir, elle n’était plus là, tout simplement ! Disparue, envolée, comme si elle n’avait jamais existé. Un bulldozer, deux pelleteuses, ainsi qu’une noria de très gros tracteurs attelés de bennes, ont tout rasé et enlevé en quelques dizaines d’heures. Sur le terre-plein ainsi dégagé, sera bientôt construit un complexe de vingt appartements. L’un après l’autre, les derniers témoins de la vie agricole d’autrefois disparaissent des paysages intérieurs de nos localités.
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