Accueil Economie

Encourager près de 5 millions d’agriculteurs à quitter leur ferme, c’était «non, non et non!»

Voici 50 ans, le 23 mars 1971, pas moins de 100.000 fermiers se sont regroupés à Bruxelles pour laisser éclater leur colère. Dans leur ligne de mire : le plan Mansholt, du nom du commissaire européen à l’Agriculture de l’époque, qui entendait réformer leur profession en profondeur.

Temps de lecture : 4 min

Issu d’une famille d’agriculteurs néerlandais, Sicco Mansholt s’est toujours intéressé à ce monde, au point de vouloir devenir lui-même agriculteur. Faute de pouvoir endosser la salopette dès la fin de ses études, pour des raisons financières, il se rend en Indes orientales néerlandaises (Indonésie), où il travaille dans une plantation de thé. Dès son retour au Pays-Bas, quelques années plus tard, il s’installe enfin dans sa propre ferme, jusqu’à ce qu’éclate la Seconde Guerre mondiale.

Membre actif de la résistance contre l’occupant allemand, il cache des citoyens dans sa ferme, transmet des informations secrètes et met en place un vaste réseau de distribution de nourriture dans l’ouest du pays.

Déjà des envies de fusion

Cet engagement lui valu d’être nommé ministre de l’Agriculture, de la Pêche et de l’Alimentation dans le gouvernement d’après-guerre. Sicco Mansholt n’a alors que 36 ans.

Face à la pénurie de nourriture qui se profile à l’horizon, il prend un certain nombre de mesures visant à reconstituer les stocks alimentaires. En parallèle, il constate que le secteur agricole doit être radicalement modernisé pour éviter que d’autres pénuries ne touchent son pays à l’avenir.

Un nouveau plan est donc mis sur pied, autour de trois axes : fixation de prix minimums pour les principaux produits agricoles, taxes à l’importation et subventions à l’exportation. Afin d’accroître la productivité, il encourage les investissements dans la recherche et l’éducation ainsi que la fusion des fermes en organisation plus grandes et plus rentables. Le tout doit booster la production agricole domestique.

Européen convaincu, le ministre rêve d’une politique agricole commune pour le « Vieux Continent ». En 1950, il conçoit un plan pour un marché commun de la production agricole, lequel doit être chapeauté par une structure supranationale. Trop ambitieux pour l’époque, ce plan échoue.

Réduire de moitié le nombre d’agriculteurs

Après avoir siégé au gouvernement hollandais pendant plus de 12 ans, Mansholt intègre la première Commission européenne en 1958 en tant que Vice-président chargé de l’Agriculture. L’occasion de porter à un niveau jamais atteint ses projets de politique agricole commune.

Le plan qui porte son nom (ou programme « Agriculture 1980 ») est dévoilé le 21 décembre 1968. Il prévoit une restructuration complète de l’agriculture européenne à l’horizon 1980. Son objectif : améliorer la situation, notamment financière, des agriculteurs et garantir l’accès à l’alimentation pour tous.

En pratique, Sicco Mansholt souhaite mettre en place une politique de subventions directes et de prix minimums garantis, couplée à l’instauration de droits de douane et de quotas sur les importations de certaines marchandises d’origine non européenne. Selon lui, cela encouragerait une plus grande productivité agricole, de sorte que les consommateurs européens pourraient compter sur un approvisionnement stable et abordable en aliments.

Le plan précise que les agriculteurs doivent se moderniser pour assurer leur prospérité. Pour ce faire, l’expansion d’échelle et la mécanisation recueillent les faveurs de Mansholt. Le texte projette encore de réduire de moitié le nombre d’agriculteurs en Europe (Allemagne de l’Ouest, Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays-Bas), les faisant passer de 10 à 5 millions. Les fermiers à la tête des plus petites exploitations voient leur existence menacée… Pas moins de 5 millions d’hectares de terres agricoles doivent également être reboisés ou reconvertis.

Parallèlement, des investissements structurels sont proposés : retraite anticipée, bourses d’études pour les enfants des agriculteurs mettant un terme à leurs activités, soutien aux fusions, aide à la modernisation, primes à l’abattage, priorité d’accès aux terres libérées et primes à la mise hors production de terres agricoles.

Résistance farouche

Ce plan a rencontré une résistance farouche de la part des premiers concernés que sont les agriculteurs, tous soutenus par leurs syndicats. Ils étaient fermement convaincus que cette approche commune mettrait en péril leurs moyens de subsistance et que seules les grandes exploitations agricoles seraient en mesure de survivre. Et ils n’ont pas manqué de le faire savoir !

L’image est sans équivoque : un corbillard, un cercueil et le slogan « Adieu Mansholt »...  Les agriculteurs ne voulaient pas de cette réforme et n’ont pas manqué de le faire savoir.
L’image est sans équivoque : un corbillard, un cercueil et le slogan « Adieu Mansholt »... Les agriculteurs ne voulaient pas de cette réforme et n’ont pas manqué de le faire savoir. - Centrum Agrarische Geschiedenis

Le 23 mars 1971, 100.000 agriculteurs belges et européens ont protesté contre le Plan Mansholt dans les rues de Bruxelles. Leur colère, accumulée depuis des années, fut libérée d’un seul coup. La manifestation – l’une des plus importantes et turbulentes de l’après-guerre – se solda sur un triste bilan : 140 blessés et des dégâts matériels se chiffrant en dizaines de millions de francs belges. Pire encore, Adelin Porignaux, agriculteur à Mesnil-Saint-Blaise (province de Namur), y trouva la mort, touché à la tête par une grenade lacrymogène.

Malgré cet événement tragique, le message des agriculteurs, bien décidés à défendre leur profession, n’a pas changé d’une virgule : encourager cinq millions des leurs à quitter leurs fermes, c’était « non, non et non ! ». Sicco Mansholt a été contraint de revoir à la baisse certaines de ses propositions. Son plan se réduit finalement à trois directives européennes qui, en 1972, concernent la modernisation des fermes, la cessation d’activité agricole et la formation des agriculteurs.

J. Vandegoor

A lire aussi en Economie

Voir plus d'articles