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La manifestation d’un désespoir qui couvait depuis plusieurs mois

23 mars : grand rassemblement paysan à Bruxelles, voilà ce qu’annonçait votre Sillon les semaines précédant la manifestation tristement célèbre du 23 mars 1971. Rien ne laissait présager une telle débâcle… Pas si sûr ! Quand on parcourt les archives de ce début d’année 1971, on sent bien que la colère couve mais aussi le désespoir et la résignation. 50 ans après, il est troublant de constater que rien n’a vraiment changé.

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Le 2 janvier 1971, le Sillon écrivait à propos de déclarations de Sicco Mansholt, Vice-président de la Commission européenne chargé de l’Agriculture, faisant suite notamment à des discussions des ministres de l’Agriculture des Six à Bruxelles sur les prix de la prochaine campagne et les structures agricoles : « Dans 10 ans, affirmait Monsieur Mansholt, il ne devrait plus rester dans la C.E.E (Communauté économique européenne) que 1,5 million d’exploitants devant avoir au moins 50 vaches ou 400 porcs ou bien travailler 65 hectares. Les agriculteurs du Marché Commun auraient bien tort de se laisser traumatiser par les déclarations du grand homme de la Commission qui n’en est pas à sa première erreur d’estimation. D’ailleurs, que sait-il du bonheur des hommes ? Rien de plus subjectif et rien donc qui ne se laisse traduire dans la froideur des chiffres. Il semble que c’est à dessein que le vice-président de la Commission veuille jeter la désespérance chez un grand nombre d’agriculteurs pour n’avoir pas à entreprendre le problème fondamental de la rentabilisation de l’agriculture. Il pourrait le résoudre par une politique de prix adéquate et grâce à une globalisation des réglementations communautaires assurant véritablement la préférence aux produits agricoles du Marché Commun. Mais, Monsieur Mansholt l’avoue, il ne souhaite pas une adaptation des prix agricoles (…), car cela rendrait plus difficile la négociation avec la Grande-Bretagne. Il rejette aussi toute idée de globalisation des marchés agricoles car cela l’obligerait à remettre en question les avantages scandaleusement accordés à l’industrie margarinière. Alors plutôt que de vouloir démêler l’écheveau, Monsieur Mansholt diffuse partout l’idée de son inutilité. Ce n’est pas ainsi que l’on résout les problèmes ». Le plan de Mansholt, on n’y croit pas encore tout à fait et pourtant…

Les prix, la T.V.A, la modernisation

Les cultivateurs s’inquiètent de la nouvelle pratique de la T.V.A. peu et/ou mal utilisée voire détournée, et de la fixation de prix agricoles. Les jeunes voient tout ce qu’on leur demande et surtout tout ce qu’on ne leur donne pas.

Le 16 janvier 1971, dans un article intitulé « Les prix agricoles doivent être fixés T.V.A. comprise », on peut lire : Il semble que pour certains produits, les agriculteurs ne rencontreront pas de difficultés pour se faire payer 5 % en plus du prix réel de la vente. Il n’en serait pas de même pour le bétail vendu sur pied à des marchands. Des bruits incontrôlés jusqu’ici, mais de nature pessimiste, commencent à circuler : certains marchands de bestiaux s’en tiennent aux prix T.V.A. comprise, ce qui est contraire aux prescriptions de l’arrêté ministériel ».

Dans cette même édition, un groupe de jeunes agriculteurs de la région de Philippeville adresse une lettre aux responsables des associations agricoles desquelles ils attendent la mise en place de mesures énergiques et efficaces pour rétablir le niveau de prix : «  Vous n’ignorez pas les difficultés auxquelles les jeunes font face suite aux engagements importants d’installation et autres. On nous a demandé de produire plus : nous l’avons fait. On nous a demandé de produire de la meilleure qualité : nous l’avons fait. On nous a demandé de nous mécaniser pour réduire la main-d’œuvre : nous l’avons fait. On nous a demandé d’augmenter nos superficies et de travailler plus : nous l’avons encore fait. Qu’a-t-on fait pour nous : RIEN ou peu de chose, si ce n’est de belles promesses ou des conseils pour augmenter notre rentabilité, diminuer nos prix de revient, non pas augmenter nos bénéfices mais généralement diminuer nos prix de vente et nous sommes encore incapables de rembourser nos crédits. Aujourd’hui, ce ne sera plus les belles paroles qui calmeront notre colère. Nous avons décidé de passer à l’action et la première phase s’exercera à l’égard des syndicats agricoles dont nous voulons dénoncer la carence et l’inefficacité ».

Les agriculteurs attendent de pied ferme les modifications des prix des produits agricoles de base, prévue «  si tout va bien, à la mi-février  » lors d’un Conseil des ministres du Marché Commun. « Les pressions s’accentuent d’une part du côté des agriculteurs pour que les prix soient portés à un niveau assurant une réadaptation de leurs ressources à laquelle ils ont le droit le plus évident ; d’autre part du côté des gouvernements ; et en particulier, des ministres des affaires économiques et des finances pour que les prix agricoles soient maintenus dans des limites très étroites. Les comptabilités et les analyses économiques le prouvent : dans tous les pays de la C.E.E., les revenus des agriculteurs n’ont pas progressé dans la mesure où ils le firent dans les autres secteurs économiques. (…) De leur côté, les gouvernements de la C.E.E. se soucient de freiner le mouvement inflatoire qui risque de couper l’Europe de ses débouchés. Mais leur action porte principalement sur le maillon le plus fragile du système économique : l’agriculture. Et c’est d’autant plus inadmissible qu’elle est à peu près inopérante. Que représente, en effet, encore les prix agricoles aux producteurs dans l’ensemble des dépenses des consommateurs ? (…) Insiste-t-on assez sur le fait que les services interviennent cinq fois plus dans le produit national brut que l’agriculture ? »

Les agriculteurs des six commencent à exprimer leur mécontentent en Belgique, mais aussi en Allemagne où ils manifestent « pour une adaptation générale des prix agricoles de 10 % » . À Stuttgart, 18.000 agriculteurs interviennent dans des débats en scandant « Brandt (chancelier allemand) et Schiller (ministre allemand de l’Économie) assassins ». « En France aussi le mécontentement est grand et la Fédération française de l’agriculture estime que la situation de l’agriculture atteint désormais la limite où se trouvent justifiées toutes les explosions de colère du monde paysan. Le mécontentement n’est pas moindre dans les autres pays du Marché Commun. »

Aux sujets de certains ministres de l’agriculture de l’époque qui s’enlisent dans des déclarations contradictoires, Armand Martens écrira dans le Sillon du 23 janvier «  on en aimerait un peu de logique. Ils sont largement dépassés par les événements » . Il précisera également à leur attention : « Le bon sens le plus élémentaire implique un authentique respect du travail de ces gardiens de vie que sont les exploitants agricoles familiaux ».

La faute à l’inflation

Les semaines passent et les agriculteurs sont toujours dans l’attente. Le 13 février, le Sillon titre en Une « Le conseil revalorisera-t-il enfin le salaire des agriculteurs ? » , avec pour introduction : « Les propositions de hausse des prix de la Commission paraissent d’autant moins satisfaisantes qu’on n’a guère de garantie qu’elles se traduiraient pleinement au niveau de l’agriculture ». On y explique : « En dépit d’une augmentation de la production agricole fondée sur un nouvel effort de rationalisation du travail agricole et sur d’onéreux investissements, le revenu des agriculteurs belges aurait diminué de plus de 10 % en 1970. Réduire d’un dixième un revenu qui n’avait porté, en 1969, le taux de parité des agriculteurs par rapport à celui des travailleurs salariés qu’à 77,45 % seulement, voilà incontestablement de quoi justifier pleinement le mécontentement des agriculteurs ». (…) Cette situation n’est pas propre à notre pays. Elle est propre à tous les États membres de la C.E.E. (…) Les majorations de salaires demandées par les ouvriers, agents de l’État et fonctionnaires du Marché Commun sont accordées sans tenir compte du risque d’animer la spirale salaire-prix. (…) Et quand l’État se trouve à court d’argent, il émet un nouvel emprunt et impose à la nation des charges financières nouvelles. On crée des prospérités fondées sur des illusions. Des illusions que paient l’épargnant et l’agriculteur qui n’ont pas encore perdu l’habitude de faire confiance à la monnaie et qui sont les seuls devant qui on agite l’épouvantail de l’inflation, alors cependant que le poids des dépenses alimentaires dans l’ensemble des charges des consommateurs ne fait que décroître ».

Héger, pas de place pour les médiocres...

Charles Héger, ministre de l’Agriculture de l’époque n’apaise pas les tensions entre politiques et agriculteurs, que du contraire. Au cours d’une journée d’étude du Boerenbond, il déclare « Il n’y a plus de place pour les médiocres. Nous sommes au dynamisme, aux jeunes, à ceux qui savent oser et entreprendre. Nous sommes à l’efficacité propulsée par les élites » . Et certains agriculteurs de répondre dans la Voix de la terre du 20 février 1971, « Nous sommes toujours le médiocre de quelqu’un et lesdites élites sont rarissimes. (…) Une théorie économique s’est même fondée au sujet de l’érection de la médiocrité au niveau des dirigeants.(…) Certes, nul n’en doute, il y a des agriculteurs réussissant mieux que d’autres parce que la Providence les a mieux outillés. Mais l’intelligence ou la médiocrité ne sont pas toujours où l’on pense. Et si le ministre de l’Agriculture imagine pouvoir caresser les jeunes se croyant dynamiques, entreprenants et certainement pas médiocres, il pourrait bien attraper un retour de manivelle des « anti-société-de-consommation » ».

« Toujours rien

concernant

les prix agricoles »

Mi-février 1971, la Commission soumet ses propositions concernant les réadaptations des prix agricoles au conseil avec, « une position voulant lier la décision des prix et celle sur les structures qui s’avère indéfendable », écrit A. Martens. La Commission reprend les propositions de réforme de structures et sociales faites par M. Mansholt et y apporte quelques modifications ayant un caractère résolument social mais poussant un peu plus les agriculteurs vers la sortie : des aides financières dégressives seraient accordées aux exploitants qui modernisent leur exploitation ; d’autres aides sont proposées en faveur des agriculteurs âgés de 45 à 55 ans qui s’engagent à quitter l’agriculture à 55 ans ; des bourses d’études seraient accordées aux enfants des agriculteurs qui cessent leurs activités agricoles. Le Conseil des ministres se contente d’enregistrer ses propositions sans débattre réellement de la question. « Aura-t-on une décision sur les prix agricoles avant le 1er avril ? On s’interroge et l’on croit toujours plus à une manœuvre de la Commission pour faire passer ses idées sur la restructuration… », écrit encore le Sillon.

L’ultime décision pour le Conseil du 22 mars 1971

À la mi-mars 1971, c’est « la bataille des prix agricoles au Conseil de la C.E.E. La règle d’unanimité paralyse la négociation. Devant l’inqualifiable lenteur des négociations du Conseil des ministres en ce qui concerne l’adaptation des prix agricoles, on sent néanmoins frémir les papilles nasales. Car, c’est la moutarde qu’on aimerait envoyer aux ministres de l’Agriculture se livrant à d’inadmissibles marchandages. Lier structures et prix agricoles n’a pas plus de sens que de vouloir nouer de l’eau en gerbes. (…) La Commission du Marché Commun, gardienne cependant de l’avenir de l’Europe, n’hésite pas à jouer machiavéliquement du registre des intérêts pour faire passer un plan mort-né en décembre 1968, remanié ensuite pour être présenté, aujourd’hui à la faveur d’une indispensable réadaptation des prix agricoles ».

La manifestation a  « accentué l’incompréhension profonde qui reste entre la ville et la campagne. Le malaise profond, la désespérance des agriculteurs ne rencontrèrent guère d’échos sincères. Beaucoup de citadins continuent à se faire une image de l’agriculture nullement en rapport avec les soucis des agriculteurs ».
La manifestation a « accentué l’incompréhension profonde qui reste entre la ville et la campagne. Le malaise profond, la désespérance des agriculteurs ne rencontrèrent guère d’échos sincères. Beaucoup de citadins continuent à se faire une image de l’agriculture nullement en rapport avec les soucis des agriculteurs ». - Nationaal Archief NL-Algemeen Nederlands Fotobureau

Le Conseil annonce une décision pour la séance qui se tiendra à partir du lundi 22 mars 1971. « Les ministres auraient pu arrêter bien plus tôt la date ultime de la négociation si la Commission avait appuyé dans ce sens. Mais, comme ses ambitions s’avèrent surtout technocratiques, elle s’attacha essentiellement à faire passer un plan dont la postérité bénira… ou maudira Monsieur Mansholt. Elle mit tout en œuvre pour créer une atmosphère favorable à la réalisation de son objectif, par l’exaspération des paysans, par une information orientée du grand public, par des évaluations propres à susciter l’affolement des ministres des finances. (…) Dès à présent, une certaine simultanéité entre les décisions portants sur les structures et celle relative aux prix paraît acquise. Tout cela nous écarte fort de ce qu’on appela l’esprit de la Haye : le souffle européen ».

L’appel au rassemblement

Dans le même journal (13 mars 1971), on appelle à un grand rassemblement à Bruxelles, le 23 mars 1971. « Les autorités ont à ce point perdu le contact avec la masse que la masse bafouée vient les défier dans la capitale. Dans le cas des agriculteurs, cela pourrait tourner à l’aigre, car ces manifestants, pacifiques par nature, se sentent des réprouvés dans une société qui les rejettent parce qu’ils ne font pas le poids devant les impératifs du grand capital. Pour les dégoûter de leur métier, on rend leur métier ingrat. C’est une solution d’autant plus abominable qu’on n’a pratiquement rien prévu pour leur reclassement ».

Les paysans en ont marre de la politique et des politiciens d’ici et d’ailleurs : « En ce début de mars, ne révèle-t-on pas que le gouvernement américain a chargé ses ambassadeurs dans tous les pays du Marché Commun de faire pression sur les gouvernements pour que les prix agricoles ne soient pas relevés ? Tels sont les ennemis du dehors. Et à l’intérieur, croit-on que la vraie paysannerie ne devra pas se dresser contre de faux protecteurs ? (…) Beaucoup de choses pourraient être réalisées si les politiciens qui se réclament de l’agriculture faisaient leur devoir. À commencer par le ministre de l’Agriculture ».

Trois jours avant le grand rassemblement, le Sillon publie encore « La manifestation paysanne décidée pour le 23 mars prochain, à Bruxelles, promet d’être un grand succès de masse, tout en prenant une dimension nationale. Il y régnera un esprit de corps, tout au moins en ce qui concerne les exploitants eux-mêmes, qui seront au coude à coude  ».

Lourd bilan

On ne croyait pas si bien dire ! Le 27 mars 1971, notre Une titre « 100.000 manifestants – Lourd bilan : 1 mort, 140 blessés, graves dégâts matériels ». Ce jour-là « Bruxelles a payé pour Mansholt qui s’était prudemment réfugié au 15e étage d’un immeuble avec les ministres de la C.E.E ». Monsieur Adelin Porignaux de Mesnil-Saint-Blaise, près de Beauraing, victime d’un jet de grenade lacrymogène, le paya même de sa vie.

Outre les désordres et agissements de certains manifestants qui ne pouvaient être tolérés et « ont desservi la cause des agriculteurs » , on écrira au sujet de la journée du 23 mars 1971 qu’il s’agit « d’une révélation, même pour ceux qui sont le mieux informés du drame paysan. On a pu se rendre compte que le malaise paysan est beaucoup plus profond qu’on ne le croyait. (…) La présence en masse de quelque 100.000 agriculteurs belges, hollandais, français, allemands et luxembourgeois constitue en soi un événement mémorable. C’est la première fois que se manifeste la solidarité européenne d’un groupe de population. Il est bien que ce soient les agriculteurs qui aient ainsi donné l’exemple, montrant qu’ils ne sont pas contre l’Europe, mais qu’ils ne veulent pas d’une Europe qui les réduirait en esclavage ».

Tout ça pour ça ?

La débâcle n’eut malheureusement que peu d’effet sur les négociations politiques. À la sortie du Conseil, Mansholt annonça sa satisfaction devant l’accord intervenu en ce qui concerne les structures et les prix agricoles. Le ministre Héger lui-même se déclara satisfait des mesures prises par le Conseil. Début avril, le Sillon annonce « Les prix décidés par le Conseil de la CE.E. : une carotte pour les agriculteurs… ».

Tout cela se passait il y a 50 ans. Un état des lieux, des questions, des demandes tristement et trop facilement transposables à notre époque me semble-t-il mais, pour reprendre les mots du Sillon de 1971 : « Il faudra continuer à le dire avec une force d’autant plus persuasive, qu’elle sera calme et déterminée » .

D. Jaunard

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