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Le 23 mars 1971: Jour de colère

Adelin Porignaux : ce patronyme vous rappelle-t-il quelqu’un ? 23 mars 1971 : cette date réveille-t-elle chez vous un écho particulier ? Je vous parle d’un temps que les moins de soixante ans ne peuvent pas connaître… Voici tout juste cinquante ans, éclata dans Bruxelles un orage d’une violence inouïe. Un témoin m’a raconté comment il vécut cette journée inoubliable de colère paysanne.

Temps de lecture : 17 min

Un matin particulier

Mardi 23 mars 1971. Soleil : lever à 6 h 33, coucher à 18 h 55. Saint Victorien.

Assis à table devant son bol de café-chicorée, Armand tourne et retourne le calendrier Petit Farceur devant ses yeux hébétés de fatigue, au bout de cette nuit blanche passée à surveiller la vieille blanc-dos, après le vêlage difficile d’hier soir. Un beau cul-de-poulain, du taureau Héro de l’insémination ! Armand est content : dans six mois, il pourra vendre son culard au moins 30.000 francs, de quoi payer une bonne partie des emprunts pour l’étable et le tracteur !

Il tend l’oreille : sur la commode, le gros poste de radio mal réglé crachote les informations de sept heures « Vingt mille paysans sont attendus cet après-midi à Bruxelles. Un Conseil des Ministres de la CEE doit se tenir au Charlemagne, au cours duquel les Six vont fixer les prix agricoles pour la prochaine campagne 1971-72. Le Commissaire Européen à l’Agriculture Sicco Mansholt doit également y détailler son plan de modernisation du secteur agricole, lequel soulève un vent de colère au sein de la paysannerie. Les forces de l’ordre s’attendent à quelques désordres, après les manifestations qui ont émaillé le pays au cours de ces derniers mois, suite à l’annonce des différentes mesures préconisées par Monsieur Mansholt. Selon ce dernier, sur les dix millions d’agriculteurs que comptent les six états membres, la moitié est appelée à changer de métier, afin de rétablir la rentabilité du secteur et assurer un revenu correct aux fermiers qui resteront. Rappelons que la Belgique compte encore à ce jour près de cent soixante mille exploitations agricoles, lesquelles occupent directement 5 % de la population active, soit environ deux cent mille personnes. »

La porte de la cuisine s’ouvre en coup de vent, et le chant joyeux de l’écrémeuse vient couvrir la voix radiophonique. Ding, ding, ding… « Alors, quoi ? Pas encore changé ? Tu t’es lavé, au moins ? Ernest va passer te prendre, et tu ne seras pas prêt ! L’autocar démarre de Bastogne à huit heures, tu sais bien ! Vous allez le rater ! ». Fichu bien serré sur la tête, Édith trépigne d’anxiété et regarde par instants derrière elle pour voir si le seau de lait écrémé ne déborde pas. Ses grands yeux bruns implorent : « Grouille-toi ! Tu m’as promis d’accompagner Joseph à la manifestation à Bruxelles, sinon, il fera des bêtises et voudra frapper les flics, comme à Bastogne. Il ira en prison, et Maman se retrouvera toute seule ! ».

Édith et Armand sont mariés depuis trois ans, toujours sans enfants : « À chaque année suffit sa peine ! » , a décrété la jeune femme. Douze années les séparent : l’un est né avant, l’autre après la guerre. Dès son mariage, elle a exigé l’installation d’une salle de bain, d’un WC à chasse d’eau dans la maison, un autre dans la nouvelle étable. Son dernier achat : une télévision, pour suivre les informations et se distraire. « On n’est plus en 1900 ! ». Elle veille comme une tigresse sur son jeune frère Ernest. Très tôt orphelins de leur père, revenu malade d’un camp de concentration nazi, ils ont connu une enfance difficile et appris à lutter pour survivre. Édith déborde de dynamisme. La nouvelle étable qu’ils ont construite l’an dernier, c’est son idée. Ils ont contracté un emprunt à quinze ans de 500.000 francs, à 8,5 % d’intérêt, moins 3 % de subvention du FEOGA. Elle aimerait maintenant acquérir un tank refroidisseur, arrêter de « turbiner », fournir le lait entier et nourrir les veaux à la poudre de lait. Elle a fait ses comptes : traire 20 vaches pie-rouges à 4.000 litres, 80.000 litres X 5 francs/litre, 400.000 francs/an, dès lors une grosse paye de lait chaque mois. Et voilà que Mansholt et sa politique risquent maintenant de tout foutre en l’air !

Houspillé par son épouse, Armand se dépêche. Aboiement rageur du chien. Un coup de klaxon retentit dans la cour, c’est la 2CV d’Ernest ! Dernières recommandations du fermier à sa femme : « Dis à Papa qu’il ne trait pas la blanc-dos au soir, sinon elle fera une fièvre de lait. Surveille la grande bleue, on dirait qu’elle se casse à droite. » . Second coup de klaxon. Ernest est infernal ! Il est pressé de monter à Bruxelles. Ses copains l’ont surnommé « Ernesto », comme le célèbre révolutionnaire argentin, le collier de barbe en moins, et de grosses lunettes de myope en plus. Rien que d’y songer, Armand a la migraine. Il va devoir supporter toute une journée les discours incessants et les idioties de son beau-frère, un gamin de 22 ans, fatigant au possible.

Une difficile année 1971

À peine ont-ils démarré en trombe vers Bastogne, et déjà la diatribe commence dans un flot de paroles ininterrompu. « Finauds de marchands ! Ils ne veulent pas payer en plus du prix d’achat les 5 % de TVA sur les bêtes, comme la loi l’exige pour les assujettis forfaitaires, 6 % pour les assujettis normaux ! Les laiteries les payent bien, quant à elles ! TVA comprise, disent-ils ! On ne touche pas un franc pour la TVA ! Ils se sont concertés, et nous les cinsîs, pauvres couillons, allons encore nous laisser faire, au lieu de faire front commun, et d’exiger l’application de la loi. Maman a montré deux bœufs au grand X, et il n’en démord pas. On perd deux mille balles, avec ce filou ! » . S’en suit une longue théorie d’Ernest, sur la TVA et ses méfaits. Elle est apparue en ce début 1971, destinée à remplacer la Taxe de Transmission. Les agriculteurs s’y perdent, et redoutent les difficultés qu’elle va entraîner. Vaut-il mieux être assujetti forfaitaire, ou normal ? Et puis, il faudra fournir chaque année au contrôle TVA le relevé de ses ventes et l’identité de ses acheteurs ! Par nature, les fermiers sont méfiants et secrets ; il va falloir tout déballer ! « Sur les engrais, 18 % de TVA, tu te rends compte ! » Armand écoute à peine ; il a entendu mille fois ces paroles et a le cœur au bord des lèvres, tant la 2CV zigzague sur la route. « Ralentis un peu, et regarde ou tu roules, si tu veux arriver jusque Bastogne ; tu vas nous jeter au fossé, et ta sœur te flanquera la fessée si tu bousilles votre bagnole ! ».

Sur la place du Carré, à Bastogne, une cinquantaine d’agriculteurs battent la semelle en attendant l’autocar. Quelques jeunes sont montés sur le tank Sherman et agitent des drapeaux des UPA et de l’UDEF, deux syndicats agricoles bien plus « belliqueux » que l’Alliance, fifille à son papa le Boerenbond flamand. Dans le car, les commentaires vont bon train. Recru de fatigue, le fermier discute quelques minutes avec des connaissances, puis s’appuie la tête contre la vitre pour dormir un peu. De son côté, Ernesto tient un auditoire en haleine, en exposant ses théories.« Ils veulent maintenir les prix bas, pour laisser entrer l’Angleterre dans la CEE, l’an prochain, avec l’Irlande, le Danemark et la Norvège. Un grand Marché Commun à dix, ce sera un vrai foutoir ! Imaginez un peu le bazar, avec toutes ces monnaies : le deutchmark, la livre sterling, la lire, le florin, les francs belges et français, la couronne norvégienne… ».

« Des montagnes d’excédents alimentaires, comme il dit ! Mes fesses ! Mansholt raconte des carabistouilles. Tout ce qu’ils veulent, c’est fournir aux gens une nourriture bon marché, pour qu’il leur reste des sous à dépenser pour s’acheter des voitures, des télés, pour qu’ils aillent en vacances, au cinéma, au restaurant. La success story capitaliste des années ’60 bénéficie à tout le monde, sauf à nous ! ».

« Allez quoi, les gars ! Mansholt affirme que nous sommes deux fois trop nombreux ! Déjà, depuis dix ans, vingt-cinq fermes par jour mettent la clef sous le paillasson en Belgique ! Une à chaque heure du jour et de la nuit ! Dix mille par an ! »

Rêveries

Armand somnole, bercé par le ronronnement des paroles militantes de son beau-frère. Il est trop intelligent, ce garçon ! Et d’un idéalisme confondant… Où a-t-il appris tout ça ? Dans ses lectures du Sillon Belge, sans aucun doute, et lors des réunions syndicales des UPA. Ils lui ont sacrément monté le bourrichon ! Il a raison, c’est sûr. Mais comment empêcher la marche du temps ? Gamin, Armand a connu la crise des années ’30 ; il a vu son père pleurer à l’Offensive des Ardennes, quand leur ferme a été bombardée et tous leurs animaux tués, ses deux frères gravement blessés. Il a vu alors des choses innommables qu’il préfère oublier. En 1953, il a accompli son service militaire de 21 mois aux commandos, et son unité a failli partir en Corée rejoindre le corps expéditionnaire belge ; ça ne rigolait pas ! Il songe à son épouse qu’il aime tant, à cet enfant qui ne vient pas alors qu’il avance en âge (37 ans le mois suivant). Celle-là ! Aussi redoutable qu’un Thunderbolt en piqué quand elle lâche ses arguments, lesquels font mouche à chaque fois et viennent exploser ses certitudes !

Avant qu’il se marie, les prix importaient peu. Il a connu jusque-là une agriculture de subsistance, laborieuse mais tranquille. Après la guerre, celle-ci s’est modernisée et commercialisée à pas de géant, Édith l’a bien compris ! Le revenu de l’exploitant dépend des fournisseurs et des services en amont et des prix de vente en aval. Les paysans sont coincés entre ces deux branches du casse-noix, et l’agriculture ne peut qu’éclater si la pression devient excessive, comme c’est le cas en ce début 1971. Seuls les plus performants, ceux qui ont compris les nouvelles règles du jeu, résisteront à cet écrasement institutionnalisé, politisé, à cette rupture avec le passé. La paysannerie vit une sorte de mise bas, un vêlage où le veau reste coincé aux flancs, comme son cul-de-poulain de la nuit. Les ministres et autres sinistres comme Mansholt tirent dessus comme des brutes au lieu d’y aller en douceur. Ils déchirent la vieille agriculture ; elle n’y survivra pas…

Effet de meute

Un cahot soudain le tire de ses rêveries. L’autocar s’est garé sur le bas-côté, en pleine campagne. Arrêt pipi ? De jeunes fermiers ont jailli au-dehors et courent dans la prairie adjacente, vers un petit Deutz attelé d’un semoir Vicon. Oh mon dieu ! Qu’est-ce que Ernest a encore inventé ? Armand, se précipite à leur suite. Quatre castards secouent le tracteur comme un prunier ; deux autres ont agrippé le conducteur et l’engueulent : « Qu’est-ce que tu fous ? Viens manifester avec nous ! On va au casse-pipe, et toi, tu restes planqué ! ». Le semoir est rempli à ras bord de kaïnite, et menace de faire tout basculer. Armand accourt, mais Ernest a déjà bondi sur le capot comme un chat, avant que son chaperon ne vienne le cueillir. Il prend la défense du cultivateur : « Eh, oh, les gars ! On ne va pas taper sur un des nôtres, tout de même. Il fait son travail, laissons-le tranquille. On n’est pas des SS. »

Ah ! Ce gamin ! Le car reprend la route ; midi approche, l’heure de sortir les tartines qu’Édith lui a préparées. Ils ont dépassé Ottignies et « Ernesto » ne manque pas de rappeler à ses compagnons que la première pierre de Louvain-la-Neuve vient d’être posée le 2 février : « Vous voyez, c’est ça, la Belgique ! On a exproprié 900 hectares de bonnes terres limoneuses pour créer une ville universitaire sur le plateau de Lauzelle. L’équivalent de 40 fermes ardennaises ! Tout ça, pour contenter Messieurs les Flamands ! En Belgique, pas besoin de Mansholt, on chasse déjà les fermiers de chez eux pour des tas d’excuses : pour des routes, des villes, des zonings… Nous, on a Charles Héger, notre ministre de la grosse culture, serviteur bon et fidèle du Boerenbond ! Il est en place depuis 10 ans, 13 en tout à la « Cînse Quételet », au ministère de l’agriculture. Il ne vaut pas mieux que Mansholt : c’est un bureaucrate, un comptable, un béni-oui-oui du capitalisme qui ne voit que les sous. On a bien ri, quand pour l’embêter des jeunes cultos ont introduit trois vaches au palais des Congrès, le 15 février, avant le conseil des ministres ! ».

Les autres agriculteurs approuvent sans trop comprendre. Tout bien pesé, ils se fichent un peu du sort des cultivateurs brabançons expropriés pour construire une Université. Ils sont venus manifester pour leur ferme à eux, pour le prix du lait, de la viande ; pour cette TVA qui les embête, les inspecteurs vétérinaires qui leur font des misères avec la brucellose, la fièvre aphteuse, la tuberculose. Ils sont venus chacun avec leurs petits soucis domestiques, les engrais à payer, les vaches à vêler, les avoines à semer. Sortis de leur univers familier, fort étriqué mais rassurant, ils se sentent maintenant comme des poissons hors de l’eau. Leur estomac se serre, devant toutes ces maisons et ces buildings qui défilent devant leurs yeux. Au sortir de l’autocar, ils se regardent, désorientés, et se demandent ce qu’ils sont venus faire dans cette aventure. Une foule immense les emporte maintenant comme une gigantesque vague. Vers où ? Au fond, qu’importe ? Le plus important est de ne pas perdre de vue les autres gars de Bastogne.

Armand marque Ernest à la culotte, comme Facchetti avec Tostao lors de la finale de la coupe du monde 1970 Brésil-Italie, qu’ils ont regardée à la télé. Le « garnement » fait moins le fier : c’est tout de même autre chose que les manifestations de Herve et Bastogne, que de barrer les routes avec son Güldner 35 cv, en buvant des bières ! Combien sont-ils, tous ces fermiers venus de partout ? Des milliers, des dizaines de milliers, sans aucun doute ! C’est un brouhaha immense, des cris poussés dans des langues étrangères. Les paysans ont accouru de tout le Marché Commun pour défendre leur cause, pour faire entendre leurs voix. L’Italien est venu pour son blé dur à macaronis, son huile d’olive ; le Français pour son vin, son froment ; l’Allemand et le Flamand pour leurs pommes de terre et leurs cochons ; le Néerlandais pour son lait et ses fromages ; le Wallon pour ses betteraves, ses culs-de-poulains. Quand un peuple « pacifique » (comme dirait Enest) est exploité et infantilisé, sa colère trop longtemps contenue finit par exploser. La veille 22 mars, la RTB annonçait ironiquement une « kermesse paysanne, avec de gros gars goguenards et rougeauds, aux visages bon enfant ». Les agriculteurs présents ce 23 mars à Bruxelles n’ont rien de bon enfant, Armand en est bien conscient ! Quand les chiens se mettent en meute, ils sont capables de tout ; emmené par ses congénères, l’inoffensif toutou devient un loup féroce.

Il lit la haine dans les regards, la faim de violence dans les postures et les hurlements. Il craint le pire, et s’attache à son beau-frère comme son ombre. Tous ces destins particuliers se sont amalgamés en un destin commun, animé d’une dangereuse volonté. Tout ce ressentiment, cette lassitude, cette vexation universelle, toute cette colère porte un nom : MANSHOLT ! Ici, une pancarte le représente pendu, un peu plus loin décapité ! Un grand calicot déclare en néerlandais : «  Hitler roeide de joden uit, Mansholt de boeren » . Un autre : « Mansholt aan de strop, of wij kapot. ». C’est sûr, les Flamands détestent le Commissaire à l’Agriculture, un Hollandais qui plus est ! Ils scandent sans arrêt : « Mansholt, buiten », comme le « Walen, buiten » de Louvain, quelques années auparavant. Ils manquent d’originalité, pense Armand. Les syndicats agricoles des six pays ont déployé leurs étendards, et la foule avance en rangs serrés, comme une armée napoléonienne à l’assaut du centre-ville. Elle est canalisée, vaille que vaille, par des forces de l’ordre aux effectifs ridiculement faibles. Armand ne peut s’empêcher de les prendre un peu en pitié, tous ces gendarmes chargés de surveiller des gaillards durement musclés, habitués au travail de force, capables d’attraper une vache de 700 kilos par le nez et de la maîtriser. Les pandores ne feront pas le poids, si les événements dérapent…

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Guérilla urbaine

Déjà, des panneaux de signalisation sont arrachés, des petits arbres déracinés. Trois jeunes ont pris un flic à parti et lui arrachent qui son casque, qui sa matraque, qui son ceinturon, comme autant de trophées qu’ils ramèneront à la maison ! Quelques Allemands et Flamands sortent des pommes de terre de leurs grands manteaux, et les balancent sur tout ce qui porte un uniforme. Bientôt à court de munitions, ils arrachent des pavés et visent une rangée de gendarmes qui veulent contenir les manifestants. C’est devenu une véritable guérilla urbaine ! Des vitres volent en éclat ; des boutiques et devantures sont saccagées, des voitures incendiées, ainsi que deux tramways ! Armand est épouvanté : il se revoit à dix ans, roulé en boule au fond de la cave de leur ferme, la tête entre les genoux, les tympans défoncés par les explosions, lors de la charge infernale des blindés de Patton sur leur village en décembre ’44, venus déloger quelques soldats allemands dépenaillés et morts de trouille. Il agrippe son beau-frère par le bras : « Allez, on s’en va ! J’ai promis à ta sœur et ta mère de te ramener entier ! Les flics vont appeler la cavalerie en renfort, et ça va barder ! » . D’une poigne de fer, il s’efforce de l’entraîner hors des combats, ignorant les récriminations véhémentes du jeune homme.

Son entraînement de commando, au service militaire, lui est bien utile pour éviter les pavés et toutes sortes d’objets expédiés dans les airs. Il entend soudain le sifflement caractéristique d’un jet de grenade lacrymogène, et plaque sous lui le garçon. « Fini de jouer, ils sortent l’artillerie ! » . Une autopompe les arrose copieusement et les repousse par la force de son jet. Accompagnés des autres fermiers de Bastogne, ils forment une petite troupe compacte et s’éloignent au plus vite vers une zone plus calme. Cette fois, avant longtemps, les Bruxellois ne riront plus des paysans balourds, « déguisés en dimanche », venus leur rendre visite par un bel après-midi de printemps ! Les agriculteurs réalisent là une authentique démonstration de force ! Ils font la preuve éclatante de leur capacité à déployer une énergie dévastatrice, lorsqu’ils sont poussés à bout. « Une énergie du désespoir », murmure une petite voix dans la tête d’Armand. Seront-ils écoutés ? Va-t-on les prendre au sérieux ? Il en doute…

Sont-ils vainqueurs ? Sont-ils vaincus ? Après avoir tourné en rond pendant longtemps, les manifestants venus de Bastogne finissent par retrouver leur parking. Tout le monde est là, trempé mais sain et sauf ! Quelques égratignures, de petites boiteries, des bleus aux bras pour Ernesto, le « guérillero » plus du tout guilleret. Le beau-frère d’Armand est curieusement silencieux. Le visage penaud, comme un gamin fautif, il s’est assis à sa place sans rouspéter, imité par ses amis. Ils étaient venus pour faire du bruit et se faire remarquer à Bruxelles : mission accomplie ! Ils pourront bomber le torse devant les filles, lors du prochain bal ! Mais pour l’heure, ils se regardent avec stupeur et peinent à prendre la mesure des événements. L’autocar reprend la route vers l’Ardenne ; il est à peine 17 heures, mais la route est encore longue…

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Le Sillon Belge- 27 mars 1971

Un tué, 140 blessés, mais la vie continue

À la ferme, Édith vit son jour le plus long, en attendant ses hommes. Elle est malade d’inquiétude ; chaque minute paraît une heure, chaque heure une année. Les nouvelles de la manifestation de Bruxelles sont effarantes : les journalistes emploient un langage de reporters de guerre, lors de leurs interventions sur la RTB et RTL ! Ils parlent de cent mille manifestants, de scènes d’émeute, de pillages, de combats de rue. Aux informations de 15 heures, ils ont même annoncé plusieurs tués, des dizaines de blessés ! Elle regrette amèrement d’avoir envoyé Armand pour surveiller son frère… Elle a profité de son absence pour aller discrètement chez le médecin. Elle pourra l’accueillir à son retour avec une nouvelle qui le réjouira, mais son petit secret lui semble maintenant déplacé. Les larmes lui montent aux yeux.

Les secondes s’égrènent une à une, interminables… Elle soigne les animaux avec son beau-père venu l’aider, et travaille comme dans un songe, l’esprit à deux cents cinquante kilomètres de là. À 19 heures 30, elle allume la télévision, pour suivre le JT. Mon dieu ! On se croirait au Vietnam ! Des scènes d’une violence inouïe défilent devant ses yeux incrédules. Et son mari qui n’est pas encore rentré ! Le journaliste annonce le décès d’un agriculteur de Mesnil-Saint-Blaise, Adelin Porignaux, 37 ans comme son Armand, tué par l’explosion d’une grenade lacrymogène, reçue sur la nuque alors qu’il rejoignait son autocar. La police dénombre 140 blessés, dont plusieurs dans un état grave ; elle annonce par ailleurs l’arrestation de dizaines de manifestants ! La RTB a pu interviewer le ministre belge de l’agriculture, Charles Héger. Celui-ci, au grand étonnement d’Édith, ne semble guère affecté. Il annonce, – fièrement semble-t-il –, une hausse de 6 % du prix du lait, – ils ont fait leur boulot –, et affirme déplorer les débordements des agriculteurs venus des six pays de la CEE. Dans la foulée, il exprime clairement sa désapprobation, arguant la triste propension des Belges à manifester, « qui ne sont contents que lorsqu’ils gagnent à la loterie nationale, et encore… »

Édith est songeuse. Elle écoute à peine Jules Metz, venu conclure le journal télévisé par son bulletin météo, avec sa bonhomie habituelle : « Pluie à la Saint Victorien, en juin beaucoup de foin ! ». Un aboiement furieux couvre le son de la télé, suivi par un jappement joyeux. Enfin, les voilà ! La deux-chevaux tourne dans la cour et débarque rapidement le passager. La jeune femme court se jeter dans les bras de son Armand, pleurant de soulagement. «  Enfin, te voilà ! Je me suis fait un sang d’encre ! » . Elle tremble et rit en l’embrassant. « Rentrons vite ! J’ai réchauffé des pommes de terre pour souper. Jour de colère aujourd’hui, mais demain, jour de joie ! J’ai une bonne, très bonne surprise rien que pour toi… »

Marc Assin

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