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La terre à tout prix?

Des hommes soudés à leurs terres : l’agriculture tourne autour de cette dualité axiale, comme une toupie lancée follement dans la ronde des saisons. Tout le reste, – technologies, traditions, agronomie, socioculturel… –, vient gonfler le mouvement et entraîne les agriculteurs dans la danse, enlacés à leur ferme ! Cet axe double est fort malmené dans nos régions, miné dans ses fondements ! Les jeunes désertent la profession, et les « ressources humaines » se délitent comme peau de chagrin, tandis que les terres agricoles sont grignotées peu à peu par les autres activités du monde moderne, urbanisation et industrialisation. Que restera-t-il dans cent ans ?

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De plus, et je ne vous apprends rien, nos terres font aujourd’hui l’objet de spéculations financières, et se renchérissent de manière délirante ; leur valeur marchande dépasse maintenant leur valeur d’usage, et de très loin ! Heureusement, les agriculteurs eux-mêmes possèdent environ la moitié des surfaces qu’ils exploitent, fruits le plus souvent d’un héritage familial qui se transmet de génération en génération depuis des décennies. Question propriété, les fermiers sont extrêmement chatouilleux, et font souvent preuve d’une extrême susceptibilité quand quelqu’un veut y toucher. Les partages entre frères et sœurs engendrent quelquefois des discussions acharnées, voire de graves disputes. Des familles se sont brouillées à vie ; des voisins, des amis de toujours sont devenus ennemis lors de la vente de terrains contigus, que chacun convoitait. Les romans de terroirs évoquent souvent ce sujet brûlant et en font le centre de leur intrigue : « La terre » de Zola, « Jean de Florette » et « Manon des Sources » de Pagnol, « Des grives aux loups » et autres tomes de Claude Michelet, « Colline » et « Regain » de Jean Giono, « Les cailloux bleus » de Claude Signol, etc, etc. L’attachement des agriculteurs pour leur terre est légendaire !

Hélas, tant de choses interfèrent avec cet amour inconditionnel, cet enracinement profond dans notre terre ! La propriété dite « privée » ne l’est plus tellement. Une nouvelle loi est venue ainsi moduler les droits d’accès et de passage. Sans doute avez-vous lu ou entendu tout un ramage sur ce sujet, dans les journaux et les médias : cette histoire de ballon shooté chez le voisin, que l’on peut aller rechercher à sa guise ; ce « droit d’échelle » ou encore cette tolérance désormais légale de passer sur une parcelle agricole « non travaillée ». Selon le Boerenbond, « aucune forme de terre agricole ne relève de la nouvelle réforme du droit immobilier ». Une prairie peut présenter, aux yeux des profanes, un aspect « non travaillé », de même qu’une parcelle entre deux cultures, ou encore une bande extensive laissée en croissance libre pour nourrir la faune sauvage. Un champ d’herbes folles peut émarger à une MAEC, une fauche tardive, et si des zouaves se permettent d’y mener une activité en vertu de la nouvelle loi, ils risquent de l’endommager et d’annihiler les avantages environnementaux recherchés.

Cette réforme du droit immobilier fait beaucoup de bruit pour rien, a-t-on l’impression. Dans quelle mesure risque-t-elle d’affecter l’agriculture ? Difficile de l’estimer… Cette péripétie s’ajoute en tout cas au lourd passif des terres agricoles, convoitées et déchirées de toutes parts, dans notre pays densément peuplé où l’espace se raréfie au fil des ans. L’agriculture est tiraillée entre ses multiples fonctions, et sa vocation nourricière n’est plus qu’une utilité annexe, semble-t-il, mangée par son rôle économique, touristique et environnemental. La terre a acquis une valeur marchande largement surévaluée, laquelle gangrène notre profession et met son avenir en péril. À qui la faute ? Aux agriculteurs eux-mêmes, en partie ; aux spéculateurs financiers qui en ont fait une valeur refuge dans le monde mouvant des marchés. Les aides PAC incitent les fermiers à « mettre le prix », pour acheter ou louer une parcelle. Dans notre pauvre Ardenne, les locations tournaient autour de 100 €/ha dans les années 1980-90 ; en 2021, les moins chères pointent à 200 €/ha, et on parle maintenant de 300, 400 €/ha, voire davantage ! Les aides européennes, premier et deuxième pilier, (celles à l’agriculture biologique, par exemple, ainsi que les MAEC et Natura 2000), encouragent les exploitants à surenchérir. De même, jusque voici 15 ans, les prairies se vendaient chez nous aux alentours de 5.000 €/ha ; elles ont doublé, triplé, voire quadruplé de « valeur » en quelques années ! Pourtant, l’herbe n’y pousse pas mieux ; elles roussissent tout pareil lors des sécheresses et se noient lors des inondations, comme avant…

Les prix à l’hectare sont bien plus élevés dans le Bon Pays, mais la terre y est limoneuse et de grande qualité, avec un climat moins rude. En Ardenne, les premiers fautifs de cette fièvre des prix sont venus du Grand-Duché du Luxembourg, chez qui les euros semblent couler à flots de manière intarissable. Ils ont envahi la façade grand-ducale, de Messancy à Saint-Vith, en passant par Arlon et Bastogne, où il faut aujourd’hui investir lourdement pour acquérir un lopin de notre terre caillouteuse à la fine couche arable. Un jeune qui envisage de reprendre la ferme familiale se heurte à ses frères et sœurs, voire à ses parents, qui désirent aussi « capitaliser » leur héritage. 50 ha à 20.000 €/ha = un million d’euros, rien que pour la surface cultivable ! Comment voulez-vous que nos fermes trouvent des successeurs, dans de telles conditions financières ?

Faut-il acquérir ou louer de la terre à n’importe quel prix ? La cultiver devient carrément un luxe, partout en Wallonie aussi…

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