Les 100 ans du Fordson: à la redécouverte d’un ancêtre bien vivant chez André et Pierre Doneux

Ce Fordson F est sorti des chaînes de montage d’Henry Ford en 1920.
Ce Fordson F est sorti des chaînes de montage d’Henry Ford en 1920. - N. H.

En un bel après-midi ensoleillé, André Doneux a le sourire aux lèvres. Ancien agriculteur et concessionnaire en machines agricoles, le vaillant octogénaire n’est pas peu fier de nous présenter sa collection de tracteurs, et plus particulièrement ceux de la marque Ford… sa marque, qu’il a servie en tant que concessionnaire depuis 1962. La famille Doneux lui est restée fidèle à la marque puisque, à la suite des fusions et acquisitions ayant eu lieu dans les années ’90, elle distribue aujourd’hui les tracteurs New Holland, Case IH et Steyr, au travers de trois implantations.

Lorsqu’il dispose d’un peu de temps, Pierre – le fils – n’hésite pas à mettre la main à la pâte pour préserver les vénérables engins de la collection familiale. Certains souvenirs reviennent à la surface, comme ces tours de piste effectués dans sa jeunesse sur le circuit de Zolder au volant d’un Ford 9N, lors d’une journée de présentation de la marque.

André et Pierre nous emmènent dans le hangar où sont stockés leurs ancêtres. Dès l’ouverture de la porte, on ne voit qu’eux : non pas un, mais trois Fordson d’avant-guerre ! Le premier, dans son jus, est un Fordson de la première heure. Il date de 1920. Le second, déjà muni de pneumatiques, est sorti des chaînes de montage en 1932. La date de fabrication du troisième modèle, plus atypique, n’a pu être déterminée avec précision. Cependant, ayant été assemblé à Detroit, il s’agit d’une production antérieure à 1928. Un peu plus loinn sommeille un autre Fordson, produit à la sortie de la deuxième guerre mondiale, le Fordson E27N Major.

Nous vous proposons un petit voyage dans le temps à la découverte de l’histoire du Fordson au travers de ces quatre exemplaires… après un petit détour en automobile !

La géniale Ford T

Fils d’agriculteur, Henry Ford porte un intérêt personnel marqué au domaine de la mécanique. Dès la fin des années 1800, il étudie et conçoit ses premières automobiles. Ces travaux aboutiront, en 1908, à la célèbre Ford T. Avec cette dernière, Henry Ford bouscule tous les codes de fabrication de l’époque. Son idée est simple : il veut offrir à tous la possibilité d’acheter une voiture. Sachant que l’obstacle majeur à l’acquisition d’un véhicule demeure son prix d’achat, il se doit de réduire drastiquement celui-ci. Il met alors en pratique ce principe génial pour l’époque : produire un véhicule simple à la chaîne et en masse, à partir de pièces standardisées, pour réduire considérablement les coûts de production et offrir à ses clients un prix d’achat déjouant toute concurrence. Et ce sera un véritable triomphe.

1917, le Fordson F entre dans l’histoire

Accaparé par le succès de ses automobiles, Henry Ford n’oublie pour autant pas ses origines. Il garde en tête l’idée de réduire la pénibilité des travaux agricoles en donnant la possibilité à tous les agriculteurs, même modestes, de posséder un tracteur. Or, en ce début de XXe siècle, les tracteurs consistent pour la plupart en de véritables monstres d’acier dont le prix, le poids et les dimensions ne conviennent qu’aux plus grosses exploitations.

Dès avant 1910, Henry Ford teste des modèles de marques concurrentes et conçoit l’un ou l’autre prototype de tracteur. Il pratique par tests, essais et erreurs, et affine sa technique. Sa philosophie se résume comme suit : l’engin doit être à la fois robuste, léger, compact, maniable, fiable, et surtout le moins cher possible. Pour ce faire, il ne compte fabriquer qu’un seul modèle, selon le concept qui a fait de lui le premier constructeur mondial d’automobiles : le montage à la chaîne.

En 1915, il construit un nouveau prototype de tracteur, qu’il appelle « Model B », dont les tests s’avèrent plus concluants. La même année, il crée, en parallèle à la « Ford Motor Company », une société indépendante qui sera dévolue aux tracteurs de la marque. Cette société s’appelle « Ford & Son Incorporated », nom qui sera par la suite contracté en « Fordson ». L’année suivante, en 1916, 50 prototypes de ce qui deviendra le Fordson F sortent des usines d’Henry Ford pour une ultime mise à l’épreuve avant le lancement d’une production en masse de ce modèle.

André et Pierre Doneux au milieu d’un rare alignement de trois Fordson d’avant-guerre.
André et Pierre Doneux au milieu d’un rare alignement de trois Fordson d’avant-guerre. - N. H.

Au même moment, en pleine première guerre mondiale, la Grande-Bretagne craint pour son autonomie alimentaire. Pour produire davantage, l’île a besoin de tracteurs. Deux prototypes du Fordson y sont envoyés début 1917 pour y être testés. Les Britanniques, séduits, commandent 6.000 tracteurs. Henry Ford lance alors la production en série dans l’usine de Dearborn, dans le Michigan, dès la même année, il y a donc exactement 100 ans !

Très vite, les ventes affolent les compteurs. La particularité technique la plus remarquable du Fordson à l’époque est l’absence de châssis ; les bâtis du moteur, de la boîte de vitesses et du reste de la transmission sont assemblés de façon rigide, faisant office de châssis. Si les premiers Fordson étaient mus par un moteur Hercules, à partir de 1920 ce sont des moteurs Ford, quasiment identiques, qui équipent les Model F. Il s’agit d’un bloc à 4 cylindres à soupapes latérales développant 20 ch. Il dispose d’une boîte de vitesses à 3 rapports.

Fiable, il est également le tracteur le moins cher du marché, et de très loin. Outre un certain manque de puissance ou d’adhérence, il présente une tendance au retournement. Et il s’agit là d’un véritable problème, plusieurs dizaines d’agriculteurs ayant trouvé la mort dans ce type d’accident. Ford réagit en mettant au point des garde-boue particuliers dont l’extrémité est munie d’un large butoir devant éviter le retournement du véhicule.

Henry Ford édifie un nouveau complexe industriel pour la construction de ses différents véhicules, à Detroit. La fabrication des Fordson y est transférée en 1920. Cette année est marquée par une grave crise économique. Ford n’y est pas préparé et, en réaction, prend des mesures d’économie drastiques, réduit ses stocks et approvisionne ses chaînes de montage selon le principe du just-in-time. Pour conserver un volume de production satisfaisant, il pratique une politique de baisse des prix : le Fordson, qui avait déjà un prix de vente difficile à concurrencer, sera ainsi, à une période donnée, vendu à environ la moitié de son prix initial. Ce contexte précipite pas mal de constructeurs américains vers la faillite.

Le poste de conduite du Fordson F ne comprend que le strict minimum.
Le poste de conduite du Fordson F ne comprend que le strict minimum. - N. H.

Le premier Fordson de la famille Doneux a été construit en 1920, dans la nouvelle usine de Detroit, comme en atteste l’inscription située sur le réservoir, juste sous le volant. Le poste de conduite est particulièrement dépouillé, les équipements et commandes se limitant à un siège et un volant en métal, un levier de changement de vitesses à gauche, une pédale unique à droite pour la commande de l’embrayage et du frein (ce dernier est actionné lorsque la pédale arrive en fin de course), un shoke, et une commande d’avance à l’allumage. Une caisse à outils est également présente. Ce tracteur est tournant et en parfait état mécanique.

André est très loquace au sujet de ce modèle qu’il a très bien connu. En effet, il se remémore très bien les journées passées dans les champs durant sa jeunesse aux commandes du Fordson F, ainsi que des détours qu’il fallait prendre pour amener le tracteur jusqu’aux champs. Les roues en fer n’offraient guère de confort et abîmaient, parfois fortement, les routes, que l’on n’empruntait dès lors pas.

Ce Fordson F avec roues à bandage est également sorti de l’usine de Detroit, avant 1928.  Ayant fait sa carrière dans une faïencerie, il dispose d’un équipement atypique.
Ce Fordson F avec roues à bandage est également sorti de l’usine de Detroit, avant 1928. Ayant fait sa carrière dans une faïencerie, il dispose d’un équipement atypique. - N. H.

Le marquage du réservoir confirme qu’un autre Fordson de la collection fut construit à Detroit. Cet exemplaire est intéressant à plus d’un titre. Il s’agit d’un tracteur qui officiait à la faïencerie d’Oret, en province de Namur. Il y était assigné à la traction de wagonnets, d’où son système d’attelage particulier et ses roues à bandage. À l’arrêt de la faïencerie, ce tracteur est resté immobilisé sur le site durant plusieurs années, avant d’être proposé pour une mise à la casse. C’est finalement André qui l’a sauvé de ce funeste sort. Un élément particulier attire le regard : le train avant est pourvu d’une suspension à lames. S’agissait-il d’une option ou d’un équipement spécifique aux quelques Fordson industriels produits ? Cet engin est le seul à ne pas être tournant dans l’écurie de M. Doneux.

1924 marque un tournant dans l’aventure Fordson. Si ce dernier n’a guère évolué techniquement depuis 1917, la concurrence n’est pas restée les bras croisés. Cette année-là, International Harvester présente son célèbre Farmall, un tracteur row-crop plus polyvalent, pouvant porter des outils en position centrale et à la garde au sol et passages de roues plus adaptés aux cultures en ligne pratiquées en Amérique du Nord. Ce type de tracteur, dénommé « General Purpose » ou « GP », remporte un franc succès et est produit par d’autres, comme John Deere. Face aux General Purpose Tractors, le Fordson a du mal à conserver son leadership sur le sol américain.

Fordson Model N

En 1928, Henry Ford annonce la fin de la production des Fordson à Detroit, officiellement afin de libérer l’usine pour le montage de sa nouvelle voiture, la Ford A. Il transfère la fabrication des tracteurs à Cork, en Irlande du Sud, une ville dont est originaire sa famille et où il dispose déjà d’une usine qui a construit des Fordson de 1919 à 1923. Il est très probable que le succès des tracteurs GP ait fortement influencé Henry Ford dans cette décision de délocalisation, le marché européen étant moins sujet à concurrence et plus enclin à accueillir un tracteur comme le Fordson.

Toutefois, quelques modifications et améliorations sont apportées au Fordson pour l’actualiser quelque peu, parmi lesquelles une augmentation de puissance, un régulateur, une pompe à eau ou encore un nouveau train avant. La dénomination change aussi : on ne parle plus de Model F, mais de Model N. Malgré la crise économique de 1929, celui-ci connaît un vif succès mais, dans le contexte du moment de scission de l’Irlande, des problèmes politiques empoisonnent la vie des industriels qui y sont implantés. Ford décide en 1932 de délocaliser à nouveau la production, cette fois à Dagenham, en Angleterre. C’est ainsi que voit le jour le Fordson N anglais, doté de quelques retouches, notamment stylistiques avec le nom « Fordson » sur les panneaux latéraux du radiateur, et rapidement peint en bleu, au lieu du gris bateau utilisé jusqu’alors.

Ce Fordson N, évolution du Fordson F, a été construit en Angleterre.
Ce Fordson N, évolution du Fordson F, a été construit en Angleterre. - N. H.

Le Fordson N de la collection Doneux date de 1932 et l’inscription sur le réservoir confirme qu’il a bien été construit en Angleterre. Ceci se vérifie également par la référence à la marque sur les flancs… La teinte grise qu’il arbore ne semble pas être conforme aux productions anglaises. S’agirait-il de l’un des tout premiers exemplaires construits à Dagenham (avant l’adoption généralisée du bleu) ou plutôt d’une teinte erronée datant d’une ancienne restauration ?

Ce tracteur a été acheté par André lors d’une négociation particulière : parti pour acheter le stock de pièces d’un concessionnaire cessant son activité, il y vit ce Fordson. Immédiatement, André inclut l’achat du tracteur dans la négociation et l’affaire fut conclue entre les deux hommes. Ce modèle N est équipé de pneumatiques ; les jantes arrière sont des jantes Dunlop de Type 1, de 24’’ de diamètre.

Les jantes du Fordson N porte le marquage suivant : « Dunlop tractor wheel (24’’) Type N°1 ».
Les jantes du Fordson N porte le marquage suivant : « Dunlop tractor wheel (24’’) Type N°1 ». - N. H.

Une poulie latérale est également présente et s’est révélée précieuse lors de la remise en marche du tracteur, qui était resté longtemps à l’arrêt : il est vite apparu très difficile de lancer le moteur à la manivelle et de le maintenir en rotation suffisamment longtemps avec celle-ci pour pouvoir régler correctement l’avance à l’allumage. Une autre solution fut alors trouvée : grâce à un second tracteur, le moteur du Fordson N fut maintenu en rotation par le biais d’une courroie et de la poulie ; ceci laissait tout le temps alors pour régler efficacement l’avance.

Sur la liste des options du Fordson N apparaît la prise de force en 1935. La variante « All-Around », une version tricycle, est créée en 1937, essentiellement à destination du marché nord-américain. La même année, le Fordson N reçoit un filtre à air à bain d’huile, en lieu et place de l’ancien bain d’eau, et est peint en orange. En 1939, à la veille de la seconde guerre mondiale, cette couleur orange est abandonnée au profit d’un vert militaire. La raison invoquée est que les Fordson orange constituent une cible facile pour l’aviation ennemie.

Fordson E27N Major

En 1945, le Fordson est presque trentenaire et ressemble techniquement toujours très fort à la version initiale de 1917. Les équipes de Ford sont conscientes de son obsolescence et travaillent sur la conception d’un tout nouveau tracteur, résolument plus moderne. Cependant, à la sortie de la guerre, cette étude est loin d’être terminée. Or, dans l’immédiat après-guerre, la demande en tracteurs est immense.

Ford imagine d’abord produire le tracteur Ford 9N, en fabrication aux Etats-Unis depuis 1939. C’est sans compter la nécessité de moderniser l’usine et d’adapter tout l’outillage de production sur place, ce que ne permettent pas les finances de la Grande-Bretagne en cette fin de guerre. Dans l’urgence, l’usine de Dagenham sort un nouveau tracteur : le Fordson E27N Major, qui n’est autre qu’une nouvelle évolution du Fordson N. Le régime moteur est augmenté de façon à obtenir davantage de puissance, soit 27 ch. La garde au sol est également augmentée par le montage de roues de plus grand diamètre et le bleu marine remplace le vert militaire des derniers Fordson N.

Le Fordson E27N Major, aux côtés d’un Fordson Power Major.
Le Fordson E27N Major, aux côtés d’un Fordson Power Major. - N. H.

Le changement mécanique le plus important réside dans le remplacement de l’ancienne transmission par vis sans fin entre la boîte de vitesses et le différentiel (onéreuse et gourmande en puissance) qui équipait les Fordson depuis 1917, par un couple conique plus traditionnel et moins énergivore. Un nouvel embrayage à simple disque et une prise de force normalisée sont adoptés. Un démarreur faisait aussi partie des équipements proposés. Malgré ces changements, environ 70 % des pièces intervenant dans la fabrication d’un E27N sont des pièces de Fordson N, ayant conservé leur intégrité ou quelque peu modifiées. Le Fordson E27N est aussi le premier de la marque à proposer un moteur Diesel développant 45 ch, le bloc Perkins P6.

Le dernier Fordson E27N sort de l’usine de Dagenham en 1952, laissant la place à un tracteur totalement nouveau, le Fordson New Major. Ce dernier, ainsi que ses évolutions Power Major et Super Major, sera aussi voué à devenir un best-seller mais il s’agit là d’une autre histoire…

N.H.

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