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Bon appétit!

Pardonnez-moi, nous sortons des agapes « réveillonnes » de l’An Neuf, et parler nourriture pourrait incommoder plus d’un foie ou d’un estomac… Pourtant, le sujet me chatouille les neurones depuis plusieurs semaines, après la lecture dans le Sillon (9 décembre 2021) d’un article consacré à la ferme gourmande de la sémillante Valentine, en quête d’un Valentin dans « l’Amour est dans le pré ». Elle et sa maman lançaient dans ces lignes un fameux pavé dans la mare en déplorant : « Ceux qui ne sont pas issus du milieu agricole mangent mieux que certains agriculteurs » en précisant que ceux-ci sont très peu nombreux à franchir les portes de leur magasin à la ferme. Ce genre de déclaration mérite d’y réfléchir, ne trouvez-vous pas ?

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Une question se pose : qu’est-ce que « bien manger » ? On peut considérer l’acte en lui-même. Dixit mon épouse, je mange trop vite, et c’est très vexant pour elle de cuisiner durant des heures, puis de voir disparaître en deux temps trois coups de fourchette ses bons petits plats cuisinés avec amour. Mea culpa ! Les fermiers mangent comme ils travaillent, efficaces et pressés, toujours l’esprit accaparé par leurs tâches et leurs soucis. Le matin, ils foncent vers l’étable et oublient de déjeuner, quitte à se bourrer de biscuits et de bonbons jusque midi. En saison, ils emportent un casse-croûte dans le tracteur et avalent la nourriture en roulant, sans prendre le temps de mâcher. Pas terrible pour l’estomac, ni pour la ligne…

Oui, les agriculteurs mangent très mal, sans aucun doute. Notre docteure en médecine n’a pas peur de l’affirmer. C’est déraisonnable dit-elle, car nous disposons chez nous d’aliments frais, récoltés à la source. Par ailleurs, renchérit-elle, une bonne partie de la population de notre petite commune rurale se nourrit aussi n’importe comment. Les taux de mauvais cholestérol frisent des sommets vertigineux chez les plus de quarante ans. La tyrannie de l’assiette maigre pourrait-elle nous sauver ? Selon ma docteure, les Ardennais partent avec un sérieux handicap génétique. Durant des siècles et des dizaines de générations, les paysans des hauts plateaux ont mené une existence très dure, se sont nourris de bouillies d’avoine, de pains de seigle, de soupes aux pois, topinambours et rutabaga, de pommes de terre depuis 1750. Peu de produits laitiers, très peu de viandes et d’œufs pour la toute grande majorité des « gueux ». Les rares parcelles de graisse animale étaient métabolisées à fond par des organismes en perpétuelle carence d’acides gras essentiels. C’était une question de vie ou de mort. Les plus résistants ont survécu et transmis à leurs descendants (nous) cette faculté de ne laisser aucune miette de ces molécules grasses qui nous bouchent aujourd’hui les artères…

Paradoxalement, ceux qui produisent la nourriture mangent mal, s’insurge Valentine, et peu d’agriculteurs visitent son magasin à la ferme, où elle vend de la bonne nourriture, saine et diversifiée. Ceci dit, la faiblesse du nombre est tout à fait logique, puisque les agriculteurs ne représentent plus qu’une part « anecdotique » de la population. De plus, la plupart des fermiers disposent traditionnellement d’un potager ; ils détiennent quelques volailles et lapins, consomment le lait de leurs vaches, tuent encore régulièrement un cochon ou un bovin pour leur consommation personnelle. Ces habitudes héritées de nos parents nous viennent de la nuit des temps, quand nos aïeux pratiquaient une agriculture de survie, en autarcie, et cherchaient avant tout à se nourrir eux-mêmes.

Inconsciemment, nous perpétuons ces comportements venus du fond des âges. La plupart d’entre nous accusent plus de 55 piges au compteur des années. Nous avons été éduqués par des parents qui ont connu une enfance chahutée par la deuxième guerre mondiale, une jeunesse écrasée par les privations de la reconstruction ; eux-mêmes avaient été éduqués par des parents à l’enfance et l’adolescence désastreuses, marquées par la Grande Guerre de 14-18. J’ai entendu des milliers de fois : «  Mange pour grandir, achève ton assiette. Il vous faudrait une guerre, vous seriez moins difficiles ! ». On n’échappe pas à ses gènes, à son enfance, à son éducation. C’est pourquoi les agriculteurs de 2022 comptent encore et toujours sur eux-mêmes, sur ce qu’ils produisent chez eux, avant de se rendre dans un magasin où ils achètent le moins cher, car « l’argent est rare », affirmaient sans relâche nos parents et grands-parents coincés dans le mode « survie » de leurs jeunes années. Nous-mêmes transmettons leurs préceptes hors du temps, en nous efforçant d’inculquer à nos enfants et petits-enfants cet esprit de frugalité qui interdit toute dépense et tout gaspillage inutiles.

Dieu merci, nos gamins et nos gamines se sont adaptés à leur époque, et se moquent gentiment de nos manies de paysans parcimonieux, économes et peu enclins à mettre de l’argent pour ce qu’on appelle aujourd’hui « bien se nourrir ». C’est-à-dire manger bio, végétarien ; consulter attentivement les nutri et les éco-scores des aliments achetés ; consommer local, en circuit court ; se rendre au marché du terroir ; pousser la porte d’un magasin à la ferme. Grâce aux applis sur smartphone, aux montres connectées, les jeunes calculent leur consommation en calories, sel, sucres, graisses, alcools, caféine ; ils vérifient leur tension, leur indice de masse corporelle. Ils interagissent 2.0, et appellent cela « manger responsable et durable » ! Je veux bien les croire.

En attendant, pour diminuer mon cholestérol, je me suis mis aux flocons d’avoine -pas mauvais du tout !- en guise de petit-déjeuner, comme mes ancêtres paysans. Je suis calé pour toute la matinée. Finis les œufs au lard, les tartines beurrées dégoulinantes de confiture, le bol de lait crémeux abondamment chocolaté de mes jeunes années… Bon appétit !

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