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Nourrir le monde à l’horizon 2050 : l’agriculture face à une complexe équation géo- et économicopolitique

La multiplication des aléas climatiques et des conflits dans plusieurs parties du monde met à mal l’immense défi que l’agriculture nourricière doit rencontrer à l’horizon 2050. C’est dans ce momentum instable et terriblement incertain que l’UE doit organiser une vaste réflexion sur son agriculture et sa souveraineté alimentaire.

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L ors d’une conférence organisée par l’Union des Agricultrices wallonnes, l’économiste français Thierry Pouch a apporté quelques éclairages sur ce tableau particulièrement complexe. Qui s’ouvre sur un paradoxe, celui d’une remontée de l’insécurité alimentaire dans le monde depuis 2018 alors que s’observait une décélération du nombre de personnes sous-alimentées.

Des mutations du capitalisme à la crise des « subprimes »

La destruction d’infrastructures routières, ferroviaires et portuaires couplée à un exode rural a entraîné une déperdition de la production locale dans certains pays. C’est le cas de la Syrie où la guerre a poussé des agriculteurs à abandonner leurs exploitations pour trouver du travail en ville précipitant ainsi le pays dans la précarité et une très haute sismicité alimentaire.

Une situation qu’il convient d’appréhender à travers le prisme d’un récent passé.

Depuis la fin des années 90, les mutations du capitalisme centrées sur l’émergence de l’immatériel, des nouvelles technologies, ont conduit un certain nombre de pays industrialisés à reléguer au second plan les ressources naturelles quitte à penser que l’on pouvait se passer d’une production agricole et l’importer de l’extérieur.

Une nouvelle division internationale se met alors en place : aux pays industrialisés les productions de biens et services immatériels et la technologie, aux pays en développement celle des ressources naturelles et des produits manufacturés de bas de gamme, faisant de la Chine « l’atelier du monde ».

La crise financière de 2007, dite des « subprimes » a constitué une force de rappel considérable qui a remis au centre du jeu les ressources naturelles et les productions agricoles en particulier.

Les défis de la démographie, de l’urbanisation et du niveau de vie

Dans un XXIème siècle déjà bien entamé, nous restons sur les défis bien connus, notamment celui de la démographie en se méfiant toutefois d’un retour du néo-malthusianisme selon lequel il existerait naturellement un écart grandissant de façon exponentielle entre le niveau de la population et celui des ressources alimentaires.

L’on a pu démontrer, à partir de la seconde moitié du XXème siècle, que l’on pouvait moderniser les outils agricoles et atteindre de l’autosuffisance, nourrir plus d’individus que par le passé.

« Un agriculteur français pouvait nourrir cinq personnes au sortir de la seconde guerre mondiale contre vingt-cinq aujourd’hui » précise M. Pouch.

Il n’en reste pas moins que la pression démographique reste désormais une variable importante puisque nous devrions nous situer autour des 10 milliards d’habitants à l’horizon 2050.

Autre grand défi, celui de l’urbanisation n’est pas le moindre selon l’économiste français qui rappelle qu’en 2015, un habitant sur deux vivait en ville. Si l’on compte sur une population de 10 milliards d’individus en 2050, il faudra, selon la Fao, accroître la production mondiale de l’agriculture de 49 % à 50 %, un chiffre qui pourrait poser question au niveau de la disponibilité des terres à laquelle viendra se greffer la dimension environnementale.

Il est nonobstant nécessaire d’indiquer que la pression démographique devrait s’atténuer à l’horizon 2100, excepté en Afrique. C’est ce continent qui constituera l’épicentre des questions alimentaires.

Une géopolitique des céréales

Il faudra également compter avec certains pays tiers (Inde, Chine, Singapour, Brésil…) qui ont quitté leur statut de sous-développés à la faveur de l’industrialisation. À titre d’exemple, la Chine a sorti, en l’espace de quarante ans, 450 millions de personnes de la pauvreté. Ces contrées ont vu émerger des classes moyennes entraînant une transition nutritionnelle vers un régime de produits carnés plus important.

La Chine enregistre un allégement, voire une suppression, des conditions permettant à la population de passer du rural à l’urbain via le « hukou », un passeport intérieur qui avait permis au pouvoir communiste de maintenir les habitants dans les campagnes. Une orientation qui engendre une baisse de la population agricole.

Pendant ce temps-là, l’Afrique et le Moyen-Orient sont le théâtre de conflits entraînant la pauvreté, des famines et d’importantes vagues migratoires que l’Europe éprouve de plus en plus de mal à endiguer.

« Nous aurons donc, dans un proche avenir, des migrations liées à la pauvreté, à la dégradation de l’environnement mais également à la pénurie de nourriture » indique Thierry Pouch dont le discours reste néanmoins moins sombre que celui de l’historien américain Timothy Snyder, pour qui le prochain génocide sera alimentaire.

L’économiste français pointe également du doigt les inégalités flagrantes et historiques entre les dix principaux exportateurs de blés qui forment un petit « oligopole » et les importateurs nets situés principalement en Afrique du nord et au Moyen-Orient.

Autant de tendances qui constituent, pour l’économiste français, un cocktail d’éléments préoccupants mêlant contraintes démographiques et instabilités au niveau de la production agricole dans certaines parties du monde.

Si bien que se dessine une géopolitique des céréales tant sur les plans de la production que de la consommation.

La Russie, reine du grain

À l’horizon 2050, il faudra entre 150 millions et 190 millions de tonnes de céréales pour satisfaire les besoins de la zone d’Afrique du nord et du Moyen-Orient. Rien qu’en blé, ces chiffres qui atteignent de 80 millions à 120 millions de tonnes, correspondent à la production actuelle russe.

Après une décennie « noire » entre 1990 et 2000 caractérisée par une baisse sensible de la production de grains, la Russie a confirmé sa remontée en puissance et sa capacité à exporter sa production.

En 2000, la part de marché en blé de la Russie était de 0,6 % contre 23 % aujourd’hui. Une croissance qui s’observe aussi en Ukraine dont la production est davantage centrée sur le maïs, l’huile de tournesol et dans une moindre mesure sur le colza.

En « absorbant » l’Ukraine, la Russie pourrait détenir 33 % des exportations mondiales de blé, « ce qui constituerait pour Vladimir Poutine un levier de puissance absolument gigantesque par rapport à ses concurrents européens, américains et australiens » annonce Thierry Pouch.

L’Égypte, premier importateur mondial de blé avec 10 millions à 12 millions de tonnes par an, est devenu le premier client de la Russie qui a évincé de ce marché la France et les États-Unis.

Depuis deux ans s’est engagée une bataille sur le marché algérien qui continue à importer du blé français mais commence à se tourner vers la Roumanie et la Russie.

Nourrir la Chine, une préoccupation millénaire

Quant à la Chine, elle se situe à la croisée d’une double interrogation constituant une ligne de fracture au sein même du Parti communiste : produire elle-même pour être la moins dépendante possible de l’extérieur ou importer sachant que ses moyens lui permettent d’honorer ses factures.

Une contradiction qui traverse ce pays depuis longtemps, avec, en filigrane, le noir souvenir du « Grand Bond en avant », ce vaste programme de réformes promu par Mao Tsé-Toung entre 1958 et 1961.

Visant à augmenter la productivité de l’industrie et de l’agriculture, les résultats de cette expérience ne sont pas au rendez-vous, les récoltes pourrissent dans les champs ou sont déficitaires entraînant la mort de quelque 36 millions de Chinois.

Les autorités chinoises ambitionnent de voir 70 % de sa population vivre en ville à l’horizon 2050. Cette croissance urbaine fait peser de lourdes contraintes sur sa capacité à préserver son approvisionnement alimentaire, contraintes auxquelles s’ajoutent celles relatives aux sols, aux zones désertiques et au stress hydrique.

Pendant ce temps, le pays tente tant bien que mal de maintenir à 120 millions le nombre d’hectares de terres cultivables.

Ce qui pose un redoutable problème puisque la Chine, qui reste une grande puissance agricole au niveau du blé, de porcs, de fruits, de légumes, éprouve de plus en plus de difficultés à couvrir ses besoins intérieurs.

L’année dernière, elle a ainsi importé 110 millions de tonnes de soja de chez ses fournisseurs brésiliens et américains et « massivement acheté du blé à la France » même si elle a tendance à se recentrer sur la Russie indique Thierry Pouch.

Mas ce sont surtout au niveau des oléagineux, de la poudre de lait et de la viande bovine que son degré de dépendance est actuellement le plus fort.

La Chine est aujourd’hui le premier importateur mondial de produits laitiers, ses importations en provenance de l’UE, de la Nouvelle-Zélande et des États-Unis représentant 20 % de sa consommation intérieure.

Vers une « diplomatie agricole »

Derrière la Chine, l’Indonésie et le Japon sont d’importants importateurs mondiaux de blé, suivis de la Turquie et de l’Algérie, deux zones politiquement très instables qui poussent certains pays à déployer une « diplomatie agricole » comme l’a fait Vladimir Poutine pendant vingt ans.

Les exportations sont largement dominées par la Russie et l’UE devant l’Ukraine et les États-Unis, l’Australie, le Canada et l’Argentine.

La Malaisie investit beaucoup dans le foncier à l’étranger, tout comme la Chine le fait en Nouvelle-Zélande, en Australie, en France avec des rachats de fermes laitières ou des parts prises dans des usines de séchage de poudre de lait, notamment en Bretagne.

L’Asie, particulièrement demandeuse en viande bovine, est approvisionnée par les pays du Mercosur (essentiellement le Brésil et l’Argentine) et par l’Océanie.

L’inde est un protagoniste qui commence à émerger pour devenir peu à peu l’un des principaux pays pourvoyeur de viande bovine (buffles, zébus) qui commence à exporter au Moyen-Orient et vers les pays d’Afrique du nord tout en honorant quelques demandes en provenance de Russie.

Mais il faut se rappeler que l’Inde a fait échouer le Cycle de Doha à l’OMC, au motif que le libre-échange pouvait menacer sa paysannerie et donc sa souveraineté.

Marie-France Vienne

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