Jeux interdits

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À quoi joueront les petits Ukrainiens dans vingt ans ? Dans les années 1960, nous autres gamines et gamins du village jouions volontiers aux Cow-Boys et aux Indiens, aux gendarmes et aux voleurs, aux Mousquetaires… et bien sûr à la guerre ! À force d’assister à des commémorations innombrables, de regarder à la télé « Le Jour le plus long », « Les canons de Navarone », « La grande évasion », et d’entendre les adultes raconter en boucles leurs mésaventures lors de l’Offensive des Ardennes, les enfants voulaient à leur tour tester le concept. Deux camps se formaient : les bons et les méchants, les Américains et les Allemands, et tout le monde voulait être un « bon ». On tirait au sort, et déjà des gnons se perdaient entre le camp des kakis et celui des verts de gris. Les filles râlaient sec, car nous autres garçons, affreux petits machos, les cantonnions dans des rôles d’infirmières et de brancardières ; quand certaines indomptables revendiquaient un statut d’héroïne, elles devenaient des espionnes que les « mauvais » liaient à un poteau pour les fusiller. On se canardait à coup de carottes de sapins, de boules de neige, de marrons d’Inde, et au final de tout ce qui nous tombait dans les mains quand la bagarre dégénérait, ce qui manquait rarement d’arriver. Les filles n’étaient pas les plus timorées quand le jeu tournait à la foire d’empoigne : elles usaient au besoin de leurs dents, de leurs ongles et de leurs pieds. Mais les garçons ne pouvaient pas les frapper, c’était la ligne rouge à ne pas franchir…

Ce jeu interdit fait partie des souvenirs peu glorieux de notre enfance. Les gosses d’aujourd’hui jouent à la guerre sur leurs consoles informatiques, à « Fortnite » & Cie. Les adultes font de même, en Ukraine, au Yémen, et ailleurs dans le monde. Les yeux rivés sur leurs écrans d’ordinateur, ils pilotent des drones et des missiles, semeurs de mort et d’apocalypse. Et au final, la situation devient incontrôlable et tourne à la bagarre générale, sans foi ni loi, comme quand nous étions gamins. « C’est à toi la faute ! », « Non, c’est pas moi, c’est toi ! », « Tu triches, je le dirai à Maman ! ». Quand on commence à se battre, on ne sait jamais quand cela s’arrêtera et quelles seront les conséquences. On finit toujours par être puni d’une manière ou d’une autre, que l’on soit victime ou coupable, belliqueux ou pacifique. Les innocents trinquent et paient la note finale, c’est une constante immuable. Si l’Ukraine et la Russie n’exportent plus en masse leur blé bon marché, les pays pauvres vont salement déguster, ceux qui achetaient pour leur pain ces mêmes céréales que nous importons pour nourrir nos cochons et nos poules.

Certains médias appellent cela la « guerre du blé », le chantage à la famine. Bien entendu, les messages sont taillés à la serpe, mal dégrossis : il y a les « bons » et les « méchants », les kakis et les verts de gris, comme quand nous étions petits. On nous prend vraiment pour des « biesses », des enfants qui croient tout ce qu’on leur raconte en noir et blanc, en rose et rouge. Chacun se fait sa propre idée et éprouve dans son quotidien le dérèglement bien réel des prix. Notre agriculture est un géant aux pieds d’argile qui importe trop de matières premières alimentaires pour les animaux d’élevage, et trop d’engrais fabriqués loin de chez nous. Les jeux interdits entamés par la Russie montrent aux Européens à quel point les fondations du système alimentaire de l’UE sont fragiles, car elles reposent sur des sables mouvants, sur l’importation d’énergie fossile bon marché et de céréales peu chères, produites dans des plaines immenses. Nos élevages bio de porcs et de volailles n’ont plus de blé ukrainien à se mettre sous la dent, et doivent se saigner aux quatre veines pour nourrir leurs animaux. Les certitudes d’hier ont explosé sous les missiles hypersoniques et les roquettes Javelin. Balle au centre, game over, play again ? On tient le cap, sans céder à la panique ? On efface tout, et on revoit nos systèmes agro-alimentaires?? On retourne au monde d’avant, quand les importations ne noyaient pas les blés de nos terroirs ? On place enfin la souveraineté alimentaire au centre des débats ?

Tant de questions, et si peu de réponses…

En vérité, les soucis européens sont des problèmes de riches, observe Olivier De Schutter, professeur de Droit International à l’UC Louvain et rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation. L’Afrique, quant à elle, est impactée plus douloureusement encore, car elle compte déjà 275 millions de personnes sous-alimentées, et ce nombre hallucinant dépassera bientôt 300 millions si les petits jeux des sales gosses de Russie perdurent, si des spéculateurs à la cruauté sans limite continuent à engranger des euros, des roubles et des dollars, en manipulant à leur profit les flux alimentaires. Nos petits malheurs ne sont rien, à côté des misères de toutes ces populations qui souffrent des violences guerrières et des avatars d’un capitalisme sauvage, lequel fait son « blé » au casino des jeux interdits.

« Si on jouait à la guerre ? », s’amusent les dictateurs et les mangeurs de peuple…

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