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«L’environnement devient une source de distorsion de concurrence»

Quel sera le monde de demain : unipolaire, bipolaire ou encore apolaire, sans vecteur qui fixe les règles du jeu. Dans ce momentum politique, commerce, agriculture et environnement sont devenus un enjeu géostratégique et de puissance où l’UE campe sur la défensive.

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C’est la thèse de l’économiste français Thierry Pouch, qui évoque ce qui nous attend dans un futur proche.

Alors que l’on annonçait le monde d’après, « nous sommes plutôt dans le sillage de celui d’avant » avec une rivalité croissante entre les États-Unis et la Chine, le conflit russo-ukrainien. « Mais il faudra aussi surveiller ce qui va se passer du côté de Taïwan prévient M. Pouch ».

Le multilatéralisme en mode d’échec

Nous assistons peut-être à la fin d’un monde hégémonique dominé par les États-Unis et l’avènement d’un nouveau dominé par la Chine.

Le multilatéralisme est dans une configuration d’échec. Malgré les accords commerciaux, au premier chef desquels ceux de Marrakech en 1994, malgré le fait d’être passé d’un accord général (Gatt) à une Institution internationale (OMC) doté d’un organe de règlement des différends permettant de régler les conflits commerciaux et de répondre à des dépôts de plaintes, « nous sommes dans une impasse totale » résume l’économiste.

Mise en service en 1995, l’OMC lance en novembre 2001 le « Cycle de Doha », le plus long de l’histoire du multilatéralisme pour tenter d’avancer sur le libre-échange. Nous sommes en 2022, et il n’y a toujours pas d’accord. « Même l’Uruguay Round » n’avait duré que huit ans ».

Un triangle d’impossibilité décisionnelle à l’OMC

Malgré l’adhésion à l’OMC de 165 pays (dont la Chine et la Russie dans les années 2000) les échecs se sont succédé depuis 1999 et « c’est le fait national qui s’est imposé ». Car il faut rappeler que l’OMC ne décide rien, il encadre les négociations des États qui essaient de trouver un accord sous l’égide du Directeur de cette Institution internationale.

« La mondialisation a entraîné dans le commerce un certain nombre de pays dont on pensait qu’il diminuerait la pauvreté sauf qu’aujourd’hui, ce sont devenus des concurrents qui ont des exigences » précise M. Pouch.

L’OMC, dont le mode de fonctionnement repose sur l’unanimité, se retrouve donc dans un triangle d’impossibilité décisionnelle. L’Inde a, par exemple, fait échouer à trois reprises, le « Cycle de Doha » parce qu’elle ne voulait pas que le libre-échange ait des répercussions sociales sur sa paysannerie.

Multiplication des accords préférentiels

Cette situation a engendré une multiplication des accords bilatéraux ou régionaux dont l’UE est devenu un acteur majeur.

On citera les accords avec le Canada (Ceta), le Mexique, le Chili, le Japon, le Vietnam, les pays du Mercosur, l’Australie et la Nouvelle-Zélande (dont les négociations ont été récemment suspendues par l’UE en raison de l’affaire des sous-marins) et le fameux TTIP, amorcé à l’aube des années soixante par Kennedy et relancé par les présidents Obama et Hollande et la chancelière Merkel.

Le processus, « flingué » par Donald Trump, n’a pas été réactivé par l’actuel locataire de la Maison blanche.

La viande bovine, point de vulnérabilité de l’UE

Ces accords ont comme dénominateur commun pour l’Europe d’avoir des points de vulnérabilité, c’est la cas de la viande bovine pour laquelle des contingents (à droits nuls ou réduits) ont été accordés dans le cadre du Ceta et du Mercosur. Un point auquel est venue se greffer la problématique environnementale.

Le président Macron a réaffirmé que la France ne ratifierait pas cet accord avec les pays du Mercosur si le Brésil ne se conformait pas aux engagements en faveur du climat pris lors de la COP21.

Un point cher à la commission qui jetait les bases de son Pacte Vert et ses stratégies « Biodiversité » et « De la Fourche à la fourchette » pour notamment tendre vers des systèmes alimentaires durables. Un objectif qui passe aussi par une nouvelle politique commerciale européenne.

Ces éléments doivent se mettre en œuvre à travers la PAC et les plans stratégiques nationaux qui constituent d’ailleurs, pour Thierry Pouch, « un bel indice de renationalisation, la PAC devenant plus concurrentielle que commune ».

Clauses miroirs et libre-échange

L’approche de la commission concilie commerce et environnement, l’UE devant se constituer comme une « puissance normative » puisque c’est elle qui doit guider le monde vers une perspective de décarbonation de l’agriculture et de réduction des gaz à effet de serre.

Première puissance exportatrice et troisième importatrice, l’UE doit tenir compte de ce qui se fait ailleurs tout en influençant ses partenaires pour essayer de coopérer et de leur faire épouser la même trajectoire.

Pour ce faire, la commission compte s’appuyer sur l’axe des « clauses miroirs », porté par la présidence française, qui entend imposer une réciprocité des normes de production à l’ensemble des partenaires commerciaux.

Interbev, l’Institut Veblen (un think-tank français créé en 2010, œuvrant pour la transition vers un mode de développement soutenable et une économie socialement juste, en promouvant les idées économiques et les politiques publiques en faveur de la transition écologique) et la Fondation pour la Nature et l’Homme, ont rédigé un rapport dont les conclusions indiquent que cette démarche serait compatible avec l’esprit qui sous-tend le libre-échange.

Pour l’économiste français, il subsiste toutefois des éléments « troublants et préoccupants », à commencer par la question de la mise en place d’organismes de contrôle ou encore l’adhésion des autres États membres à la démarche française ; ou le risque de mesures de rétorsion de la part des partenaires commerciaux de l’UE qui voient dans cette volonté un protectionnisme déguisé.

L’application de mesures de réciprocité aux importations dans l’UE de produits agricoles doit être soumise à une évaluation au cas par cas de leur compatibilité avec l’OMC a pour sa part conclu la commission dans un projet de rapport sur les clauses miroirs qui devrait être dévoilé, comme elle s’y est engagée dans le cadre de l’accord sur la réforme de la PAC dans le courant de ce mois de juin.

L’Exécutif confirme qu’il existe effectivement une marge de manœuvre pour appliquer des exigences sanitaires et environnementales (y compris sur le bien-être des animaux) relatives aux processus et aux méthodes de production des produits importés d’une manière compatible avec l’OMC.

L’Europe, une zone de protectionnisme ?

À cela s’est greffé le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières « Fit for 55 », le système d’échanges de quotas imposé aux importations qui couvre les secteurs de l’acier, de l’aluminium, du ciment, de l’électricité et des engrais.

Une taxe sur ces derniers ferait augmenter leur prix, donc les coûts de productions agricoles (dus à la baisse de l’utilisation ou à l’augmentation du prix des engrais) engendrant par voie de conséquence une baisse de la compétitivité européenne.

« On peut considérer que l’alternative serait de produire nous-mêmes les engrais » indique T. Pouch, sauf qu’il faudrait envisager la (re)construction d’usines ad hoc dans l’UE sans se heurter à la sensibilité des citoyens (les Français ont encore en mémoire l’explosion de l’usine AZF en 2001).

« Le risque, c’est que l’UE soit identifiée comme une zone protectionniste ». Cela s’est vu aux réactions de l’Argentine, du Brésil et des États-Unis lors de la publication de la stratégie « De la fourche à la fourchette », si bien que l’environnement risque de devenir « une source de distorsion de concurrence dans le futur ».

L’économiste français s’interroge, dans ce contexte, sur la pertinence d’avoir signé dans la précipitation un accord avec les pays du Mercosur alors que les négociations paressaient depuis plus de vingt ans.

« On se retrouve dans une position inextricable entre un État membre comme la France qui envisage de ne pas le ratifier et les exigences des pays du Mercosur » rendant l’avenir très incertain.

Et si l’on révisait le Pacte Vert ?

Au-delà de l’environnement, s’ajoute la dimension des droits de l’Homme. L’UE avait signé deux accords sur les investissements et la reconnaissance mutuelle des Indications géographiques agricoles et alimentaires avec la Chine qui avait longtemps pratiqué la contrefaçon. L’accord a été suspendu en raison de la répression envers la population des Ouïghours.

Les rivalités économiques et agricoles sont devenues de plus en plus nombreuses et difficilement gérables. Chaque sanction porte essentiellement sur l’agriculture qui est devenue l’objet d’une guerre « hors-limite ».

Contrairement aux autres grands acteurs mondiaux, l’Europe désarme sur l’agriculture. Les États-Unis ont injecté des aides exceptionnelles lors de la crise chinoise et sanitaire au point de faire des entorses à la législation de l’OMC.

Leur expérience du découplage dans les années 90 a été malheureuse, les revenus se sont effondrés, ils ont décidé de recoupler. Quant à l’Europe, elle est la seule région du monde à avoir vu ses soutiens publics diminuer entre 2000 et 2018.

« Climatiser les États membres va être source de tensions »

L’Europe est dans une situation défensive, elle porte son ambition sur l’environnement en sachant qu’elle est « terriblement » affaiblie par ailleurs.

La stratégie « De la fourche à la fourchette » a donné lieu à plusieurs études d’impact dont les conclusions convergent dans le même sens : l’application du Pacte Vert conduira à un affaissement de la production du Vieux Continent, une diminution de ses exportations, une augmentation des importations, un affaiblissement du revenu des agriculteurs.

« Comment voulez-vous encourager des jeunes à s’installer avec de telles perspectives » s’alarme Thierry Pouch pour qui les États membres devraient exiger une révision du Pacte Vert…

Marie-France Vienne

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