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Des salades!

’’Should I go or should I stay ?’’. La chanson du groupe Clash me trotte dans la tête, en ce samedi 30 août, 5 heures 30 d’un matin nimbé d’une lumière encore ensommeillée. Vais-je rester, ou vais-je partir à la Foire de Libramont ? On y raconte tant de salades…

Temps de lecture : 6 min

J’attends un signe du destin comme un grand feignant, ma jatte de café noir à la main, et tente d’y lire mon avenir. Des pas pressés dégringolent les escaliers : le voilà, mon signe du destin ! ’’Alors, on y va ?’’ Mon épouse est bien décidée, et plus motivée que jamais après trois années d’attente et deux éditions annulées pour cause de Covid !

Trois heures plus tard, nous voilà à pied d’œuvre à l’arrêt de bus. Le TEC propose des trajets gratuits, avons-nous lu dans le Sillon ; l’essence est tellement chère et les voitures polluent tant et tant ! À peine avons-nous posé notre sac à dos que déboule le véhicule d’une connaissance, lequel nous propose gentiment de nous emmener, bien décidé à tailler une bavette tout au long de la route. Un bon conteur, assurément ! Il conduit sans se presser, pour allonger le temps partagé. C’est un grand habitué de la Foire ; il nous raconte avec drôlerie les derniers potins récoltés la veille, comme si nous y étions, les discours des uns et des autres, les blablablas des ministres, les parlotes policées des présidents de syndicats. Ambiance Dalida et Alain Delon, dit-il : ’’Paroles et paroles, et encore des paroles, que tous ces mots-là’’… De toute évidence, selon ses dires, la Foire a perdu pas mal d’exposants ! Une large partie de ceux-ci auraient-ils disparu du paysage, emportés par les tsunamis de la pandémie puis de la guerre en Ukraine ? Les emplacements seraient-ils devenus trop chers, dans un contexte de crise et de difficultés financières ? De leur côté, les administrations, les banques et la myriade d’officines para-agricoles, touristiques, forestières, commerciales… occupent un espace sans cesse croissant, et grignotent peu à peu la part purement agricole d’un événement centré en théorie sur notre profession.

Il est 9 heures, Libramont s’éveille ! Nous entrons sur le champ de Foire, quasi seuls au monde. Les allées sont pratiquement désertes, et nous pouvons presser le pas sans bousculer personne. Première étape : petit-déjeuner sur le stand d’une banque. Pourquoi pas deux, après tout ? Croissants chauds, petits pains au chocolat, buffet froid à volonté, café, jus de fruit et tout ce qu’on veut : les agriculteurs sont gâtés à Libramont ! Les banquiers sont affables, voire chaleureux, et s’enquièrent de notre santé ; ils se désolent de la chute des marchés boursiers, de l’inflation galopante qui massacre le pouvoir d’achat et saccage l’épargne, construite chez les fermiers retraités au prix de tant de labeur et de privations. Ils s’intéressent à l’état d’avancement des moissons, confondent parfois l’Ardenne avec la Gaume ou la Famenne, le Condroz avec le Pays des Collines, parlent de sécheresse en lampant leur bière à grandes gorgées, des maladies du bétail en se grattant l’occiput… Ils sont très forts en communication, et s’adaptent à leur interlocuteur avec une facilité déconcertante, une bienveillance pateline, une empathie surréaliste… On finira par croire qu’ils nous aiment réellement !

Étape suivante : le LEC. Mais auparavant, un petit arrêt ’’technique’’ s’impose au pied de l’escalator, après toutes ces petites tasses de café et ces bonnes paroles ingurgitées… Stoppé en plein élan par une longue file d’attente de beaux messieurs costume-cravatés avec élégance, je ne peux que postposer mon arrêt-pipi. Ces gens-là, descendus de leur planète Bureaucratie, auraient dès lors des besoins aussi triviaux que les nôtres ? Voilà qui me rassure ! Nous grimpons au premier étage. La dernière fois, en décembre, nous étions venus en ces lieux pour recevoir notre troisième dose de vaccin anti-Covid. Une kyrielle de stands colorés a remplacé les mornes rangées de sièges et les cabines où des infirmières piquaient sans relâche de leurs petites mains d’abeilles affairées.

C’est aujourd’hui mon endroit préféré, en cette Foire Agricole de l’Année de Grâce 2022. Au fond, rien n’a changé depuis la dernière édition de 2019. Un jeune homme nous accoste, propre comme un sou neuf et méconnaissable dans sa tenue de dimanche. Il est accompagné d’une personne menue au fort joli minois, laquelle n’est pas sa sœur, de toute évidence… C’est un futur fermier, passionné par son métier et fin connaisseur en agriculture. Hier encore, il est venu décharger chez nous une remorque de paille, empoussiéré de pied en cap, les yeux luisants de bonheur. La valeur n’attend pas le nombre des années : en voilà un qui ne raconte pas des salades ! C’est fou la quantité de choses qu’il connaît déjà, comme s’il en était à sa dixième vie !

Nous devisons quelques instants sur le thème de la Foire, ’’Ici commence un monde durable’’, guère décliné ’’ici’’ de manière transcendante ; sa petite amie opine du chef et son regard s’embue de déception et de perplexité. Libramont ne vend pas assez de rêve à la jeune génération, plutôt des perspectives convenues, focalisées sur des sentiers battus et rebattus par les lourdes semelles du paradigme capitaliste. On ne résout pas des problèmes en utilisant la logique qui a amené ces mêmes problèmes…

Il est temps de poursuivre notre route, d’aller vers d’autres rencontres. Car Libramont, c’est surtout l’occasion de voir des gens, nous qui vivons dans nos fermes en solitaire, tout au long de l’année ! Assez bizarrement, j’ai l’impression d’être un aimant lors de ce genre de journée. À peine avons-nous quitté le jeune couple qu’un cousin nous salue joyeusement, fort agréable à écouter lui aussi. Ainsi s’est déroulée notre journée, du concours des moutons jusqu’à l’Ardenne Joyeuse ; dans les méandres des expositions, jalonnées de verres partagés de manière impromptue, comme vous toutes et vous tous, j’en suis persuadé ! Il n’y avait pas tant de monde, cette année, m’a-t-il semblé, pâle copie des éditions d’avant-Covid, comme si la Foire était encore convalescente d’une maladie de langueur existentielle. Sans doute n’était-ce là qu’un ressenti personnel fort subjectif, strié de traînées grises par une actualité pas vraiment réjouissante ?

La Foire nous raconte tant de salades, que voulez-vous… Mais parmi celles-ci, on peut toujours trier des feuilles nourrissantes et s’en délecter. De toute façon, j’adore la salade ! Dommage qu’il soit si fastidieux parfois de la nettoyer, de retirer les limaces, les mouchettes et les coins flétris. Mais avec une bonne vinaigrette et tous nos bons amis rencontrés, Libramont et ses salades, c’est absolument délicieux !

Marc Assin

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