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Olivier De Schutter, Jean Devillers: vision croisée de l’agriculture

Rendre l’agriculture nourricière, locale, circulaire, autonome, et la moins dépendante aux énergies fossiles ou aux grands enjeux géostratégiques est des défis majeurs auxquels la Wallonie devra s’attaquer. Olivier De Schutter et Jean Devillers ont récemment partagé leurs pistes et vision contrastées pour aborder ce futur.

Temps de lecture : 10 min

Les deux sont d’éminents spécialistes du secteur agricole. L’un, Olivier De Schutter, l’est au niveau mondial, deux fois rapporteur spécial auprès des Nations Unies, la première pour le droit à l’alimentation, la seconde sur l’extrême pauvreté et les droits de l’Homme.

Deux spécialistes du secteur agricole

Il est également co-président du Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food), un groupe international d’experts indépendants qui présente des rapports sur les moyens de progresser vers une agriculture et une alimentation plus durables.

Le second l’est au niveau wallon. C’est Jean Devillers, vétérinaire, éleveur, entrepreneur et grand connaisseur des animaux, des plantes et du sol, un univers qu’il a vu évoluer au fil des cinquante dernières années.

Le cheminement vers une « politique alimentaire commune »

Olivier De Schutter articule son raisonnement autour d’un rapport publié par IPES-Food en février 2019, fruit de concertations au long cours menées avec des ONG et des syndicats agricoles.

Selon Olivier De Schutter, « la résilience est une valeur  qui doit venir contrebalancer l’efficience ».
Selon Olivier De Schutter, « la résilience est une valeur qui doit venir contrebalancer l’efficience ». - M-F V.

Au lieu de se baser sur une politique agricole commune révisée au fil des années, telle que nous la connaissons, le panel d’experts propose de s’appuyer sur une politique alimentaire commune de l’UE qui obligerait à regarder dans son ensemble l’agriculture, l’environnement, la santé et le développement de la ruralité, notamment au niveau de l’emploi.

« C’est dire que nos politiques sectorielles devraient être bien mieux coordonnées pour pouvoir accompagner les transitions vers un système agroalimentaire durable ».

Ce même rapport a carrément inspiré la stratégie « De la fourche à la fourchette » présentée en mai 2020 par la commission, dont le but est d’opérer un changement progressif pour accompagner l’agriculture et l’alimentation afin qu’elles puissent répondre aux défis de demain : réduction de 50 % de l’usage des pesticides, de 20 % des engrais azotés, passage de 25 % des terres en agriculture biologique à l’horizon 2030, minimalisation du gaspillage alimentaire, encouragement des circuits court et des nouveaux modes de commercialisation des produits.

Les atouts de l’économie circulaire

Olivier De Schutter est parallèlement un fervent défenseur de l’agroécologie, qu’il décrit comme « une manière de concevoir l’agriculture où l’élevage est complémentaire des arbres, des plantes dans un environnement circulaire et non linéaire et industrialisée avec des intrants, des productions et des déchets ».

Au lieu de fonder le développement de l’agriculture sur la simplification, l’uniformisation, la maîtrise de la nature pour la rendre aussi domesticable que possible, l’agroécologie respecte sa complexité « en essayant de comprendre les meilleures interactions et en identifiant dans chaque zone spécifique la façon de réduire l’utilisation d’intrants externes ».

L’objectif, pour M. De Schutter, « c’est de faire de la nature une alliée » et de pousser l’agriculteur à devenir moins dépendant de l’évolution « parfois très problématique » du prix des intrants, qu’il puisse identifier la manière d’associer différentes cultures, assurer une rotation suffisante pour maintenir une bonne santé des sols.

Il s’agit « de faire mieux avec moins », de notamment se passer davantage des intrants chimiques très coûteux et volatils « qui ont des impacts négatifs sur la qualité de notre alimentation ».

L’économie circulaire, Jean Devillers l’envisage aussi de longue date dans le secteur agricole, notamment au niveau des rations alimentaires des animaux et de la gestion des effluents d’élevage dans les exploitations.

« Le recyclage en agriculture, on le connaît depuis de nombreuses années, les agriculteurs épandent les effluents de manière structurée, intelligente et raisonnée » a-t-il précisé.

Fort de ses observations et réflexions, il a fondé en 1996, avec six éleveurs, l’entreprise Agricompost qui transforme des sous-produits, des co-produits, des déchets agroalimentaires et de parcs et jardins pour en faire des engrais.

N’ayons pas peur de le dire, la Wallonie est déjà très avancée en matière de transition… mais peu de personnes le savent alors que notre petite région dispose de nombreux outils d’aide à la décision, tels que « DECiDE », initié par le Cra-w, une plateforme qui permet d’effectuer les bilans gaz à effet de serre, énergie et ammoniac d’une exploitation.

L’agriculture en Wallonie, stop ou encore ?

En pleine mutation voulue par le Pacte Vert européen, le secteur agricole est sans cesse questionné.

« Si l’agriculture wallonne est déjà beaucoup plus durable que ses voisines, depuis 60 ans, les exploitations n’ont pour choix que de s’agrandir ou de disparaître » indique Olivier De Schutter avant d’évoquer la PAC « qui était pourtant au départ bien intentionnée ».

C’est cette politique qui devait en effet créer les conditions pour assurer la sécurité alimentaire de l’Europe. Pour ce faire, elle a basé son modèle sur la réalisation d’économies d’échelle et le remplacement des travailleurs agricoles par des machines, le renforcement de la compétitivité des exploitations.

Autant d’éléments qui ont modifié les paysages « avec la raréfaction des fermes dans nos villages et une chute de la population agricole ».

Pour M. De Schutter il faut « reterritorialiser, relocaliser, s’orienter vers une diversification et une rotation des cultures pour maintenir la santé des sols malgré les circonstances du passé qui rendent ces transitions difficiles ».

Même si la Wallonie a la chance d’avoir une agriculture moins industrialisée, notamment au niveau de l’élevage, que d’autres pays, comme l’Allemagne, ce changement de paradigme « exigera des efforts de la part du monde agricole et des politiques face au logiciel dominant de l’UE » a prévenu O. De Schutter.

Des initiatives locales vertueuses, oui mais…

Certaines initiatives vont dans le bon sens sur notre territoire. Le rapporteur spécial auprès des Nations-Unies a cité quelques expériences locales vertueuses.

C’est le cas de la ceinture alimentaire liégeoise qui cherche à recréer du lien direct entre producteurs et consommateurs, à récompenser les agricultures bio et locales qui sont dans une démarche de transition, elle-même encouragée par les pouvoirs locaux.

O. De Schutter a pointé du doigt ce qu’il qualifie « d’aberrations » comme ces deux tiers des céréales panifiables qui sont importées ou encore la partie des productions de la ceinture autour de Bruxelles qui s’envole pour l’export au lieu de fournir les consommateurs situés à quelques kilomètres.

Or, selon lui, il est dans l’intérêt même des producteurs de développer une agriculture qui soit davantage centrée sur la satisfaction de besoins locaux.

Et de regretter que « l’on ait poussé un peu trop loin le curseur du tout à l’export ».

« Nous devons aussi

produire pour exporter »

Sauf que la Wallonie ne peut vivre en autarcie… Certains projets locaux sont certes positifs, mais toutefois « très loin » de pouvoir assurer à terme une alimentation variée, de qualité et tout simplement l’approvisionnement de l’ensemble de la population wallonne.

Pour Jean Devillers, l’agriculteur wallon  n’a pas la fibre d’un coopérateur.
Pour Jean Devillers, l’agriculteur wallon n’a pas la fibre d’un coopérateur. - J. V.

Pour son tissu agroalimentaire, pour sa balance commerciale agricole, la Wallonie « doit continuer à exporter ses produits issus d’un très grand savoir-faire, que ce soit en matière de légumes, de pommes de terre, de betteraves, de viande » a insisté M. Devillers.

Le pan économique de la durabilité

Dans le même temps, Olivier De Schutter note le très faible pouvoir de négociation des agriculteurs par rapport aux acteurs intermédiaires. Et, in fine, l’essentiel de la valeur que paie en bout de chaîne le consommateur n’est pas capté par les producteurs « qui ont été mis de côté depuis une vingtaine d’années » a d’ailleurs enchaîné Jean Devillers.

Pour y remédier, M. De Schutter préconise le renforcement du système coopératif et la nécessité de convaincre tant les intermédiaires que les consommateurs de toute l’importance d’une agriculture durable.

« Je travaille avec des organisations de lutte contre la pauvreté et d’aide alimentaire et je peux dire que les ménages défavorisés en ont assez du low-cost qu’on leur présente comme la solution à leur problème de pouvoir d’achat » a-t-il avancé avant d’ajouter que « l’alimentation de qualité doit être abordable pour tous ».

« La malbouffe ne vient absolument pas des producteurs »

Car c’est dans cette population que « l’on retrouve les impacts les plus flagrants de la malbouffe ».

Sauf que la « malbouffe » ne vient certainement pas des producteurs, mais de la transformation de matières « qui ne sont pas de première qualité » a réagi Jean Devillers.

L’alimentation de qualité pour tous suppose que l’on n’abandonne pas la fixation des prix aux négociations fondées sur la loi du marché. Cela signifie aussi qu’il faut davantage soutenir les ménages précarisés.

Et c’est cette dimension sociale que l’on retrouve dans la notion de politique alimentaire commune préconisée par le rapporteur spécial auprès des Nations Unies.

« Il vaut mieux renforcer le pouvoir d’achat que d’écraser autant que possible les prix au détriment des acteurs de filières ».

L’agriculteur wallon n’a pas l’âme d’un coopérateur

Pour négocier, le producteur doit pouvoir bien maîtriser sa production, ses coûts, ses intrants. Or, pour M. Devillers, cette connaissance fait souvent défaut en Wallonie.

« Nombreux sont ceux qui peinent à établir leur prix de revient ».

Contrairement à O. De Schutter, Jean Devillers ne pense pas que l’agriculteur wallon soit coopérateur dans l’âme, et selon lui, « il sera extrêmement difficile de vouloir démarrer des coopératives qui soient suffisamment efficaces pour le défendre ».

Il rejoint toutefois M. De Schutter quant aux contractualisations au niveau local.

M. Devillers cite le secteur de la betterave, sectoriellement structuré, ce qui lui a permis, même s’il a souffert, de sortir la tête hors de l’eau.

Il évoque aussi celui de la viande où « avec un chevilleur, nous essayons de décortiquer le prix de revient du bovin et de l’agneau de façon à pouvoir le faire varier en fonction de celui des aliments, de l’énergie ». Le but étant de développer des outils rapides et flexibles.

Contrairement à la France, ce n’est pas aux pouvoirs publics d’initier les contractualisations, « elles doivent se nouer entre acteurs locaux, d’un côté des organisations de producteurs, de l’autre des industriels qui ont aussi compris, du moins au niveau de la viande et notamment du Blanc-Bleu-Belge, qu’il fallait un approvisionnement suffisant ».

Le surendettement, la transmission d’exploitations

L’agriculture, c’est aussi et surtout les femmes et les hommes qui la font au quotidien. On ne peut évoquer leur futur sans parler de la problématique de la transmission des exploitations mais aussi du suicide en agriculture, une réalité en Europe qui fait l’objet d’une quasi omerta dans le secteur.

Et pourtant, chez nos voisins français, le taux de suicides est 40 % plus élevé dans le secteur agricole que dans d’autres professions.

Un chiffre alarmant qui a conduit à l’émergence de dispositifs tels que « Agri’écoute », « Agri Sentinelles », « Solidarité paysanne » qui viennent en aide aux agriculteurs.

« En novembre 2021, le gouvernement français a d’ailleurs adopté un plan d’action pour répondre au mal-être persistant du monde agricole » nous apprend Olivier De Schutter, qui pointe le niveau d’endettement lié en grande partie à l’obligation de s’agrandir et d’investir dans de nouvelles machines pour demeurer compétitif, « mais aussi au coût du foncier avec des prix qui peuvent monter jusqu’à 100.000€/ha pour de bonnes terres dans le Brabant wallon ».

Autant de facteurs faisant qu’il est très compliqué pour les jeunes de se lancer en agriculture.

« On court après l’augmentation de la production pour rembourser une dette que l’on transmet parfois à ses enfants » déplore M. De Schutter qui plaide pour des dispositifs inspirés de ce qui se fait outre-Quiévrain avec des Safer pour réduire l’impact de la spéculation foncière sur le niveau d’endettement des agriculteurs.

« L’agriculteur vit pauvre et meurt riche »

Jean Devillers se montre quant à lui moins enthousiaste par rapport au modèle français.

« La manière d’attribuer les terres n’est pas évidente tout comme la façon dont l’agriculteur est parfois obligé de les gérer dans le cadre de coopératives ».

Seul un système de contractualisation serait pour lui envisageable comme cela se pratique officieusement entre certains propriétaires et exploitants.

« Vouloir que l’agriculteur soit propriétaire de tous ses terrains, cela n’a jamais existé et cela n’existera jamais » ponctue-t-il.

Marie-France Vienne

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