Accueil Porcs

Polémique dans les abattoirs, ce qu’elle reflète de notre relation à l’agriculture!

Ce qui s’est passé à l’abattoir de Tielt fait grand bruit en Flandre. De telles pratiques sont en effet indéfendables sur le plan éthique, explique Stef Aerts, professeur d’éthique dans une Haute école à Sint Niklaas. « C’est manifestement de la désinvolture par rapport à la loi. Tant et si bien qu’elle relève d’un problème bien plus profond. Nous traitons le marché de l’alimentation comme s’il s’agissait de consoles de jeux ou de stylos… C’est une grave erreur ! »

Temps de lecture : 12 min

Nous avons rencontré Stef Aerts à l’issue d’un cours donné aux étudiants bio-ingénieurs de la KUL. Il y avait été invité à donner ce cours en tant que spécialiste en matière d’éthique dans le domaine de l’agriculture.

Le Sillon Belge : Commençons par le début. Comment se passent l’étourdissement et l’abattage dans un abattoir ?

Stef Aerts : Il y a quatre techniques d’étourdissement autorisées pour les grandes catégories d’animaux : le pistolet à projectile captif (non pénétrant), qu’on appelle aussi Matador, c’est surtout pour les bovins ; le pistolet à tige perforante ; l’étourdissement par électricité et par gaz.

Évidemment, aucune de ces techniques n’est infaillible. On doit donc disposer d’une solution de rattrapage qui fonctionne. Son absence est illégale, et n’est pas éthique.

S.B. : En ce qui concerne l’étourdissement, le cœur d’un animal inconscient doit-il encore continuer à battre pour assurer une bonne saignée ?

S.A : Non, l’expérience ne montre pas que cela pourrait conduire à une saignée significativement meilleure. Il existe des abattoirs où les porcs sont abattus en plaçant l’électrode près du cœur, de sorte que le cœur s’arrête immédiatement. Les volailles sont abattues par électrocution via un courant qui part des pattes vers la tête, ce courant passe par le cœur, et la saignée se déroule normalement.

C’est quoi le problème ?

S. B. : Toutes les techniques sont au point et leur utilisation est définie légalement. Pourquoi y a-t-il des erreurs au niveau pratique ?

S.A. : Il peut y avoir des tas de raison. Il est clair que les installations doivent être au point, et bien entretenues. Mais la race peut jouer un rôle, comme l’épaisseur de la peau ou le pourcentage de gras. Et puis, il y a le stress qui fait monter le taux d’adrénaline. L’adrénaline contrecarre tout ce qui peut susciter l’inconscience. Et enfin, il y a le facteur humain qui est peut-être le plus déterminant.

S.B. : Et c’est là l’origine des problèmes à l’abattoir de Tielt ?

S.A.: Je le pense bien. La littérature relative aux problèmes de bien-être animal à l’abattoir relève 4 manques : de connaissance, d’expérience, de science et de volonté. Kant, un philosophe, disait : « ne soyez pas cruel vis-à-vis des animaux de sorte à ne pas le devenir vis-à-vis des humains ».

S.B. : Avons-nous une idée de la fréquence des dérives dans les abattoirs en Flandre ?

S.A. : Je n’en sais rien. Cela m’étonnerait qu’il n’y ait pas des problèmes ailleurs, mais cela m’étonnerait aussi que ce soit aussi grave. On sait d’expérience que l’étourdissement ne se passe pas bien chez quatre à huit pourcents des bovins dès la première fois. Comme il y a une grande variabilité dans les chiffres, cela veut dire qu’on pourrait améliorer la situation. Coïncidence : cela représente en Flandre entre 30.000 et 60.000 bovins, c’est environ le même nombre d’animaux qui sont abattus sans étourdissement, pour respecter des prescrits religieux.

Tous les abattoirs concernés ?

S.B. : Il s’agit de chiffres très importants. Ce qui veut dire que les images filmées à Tielt pourraient l’être partout et toujours, pour autant qu’on attende un peu…

S.A. : Je ne suis pas d’accord avec cette vision des choses. On sait qu’un certain pourcentage des étourdissements n’arrive pas au résultat souhaité. Mais on doit disposer d’un moyen complémentaire, comme l’électricité. C’est prescrit par la loi. Il faut une solution de rattrapage qui fonctionne bien, et ce n’était visiblement pas le cas à l’abattoir de Tielt. On ne peut pas accepter que le porc ne soit pas étourdi durant tout le processus. Il en va de la responsabilité de l’abatteur, mais aussi du responsable du contrôle interne et de la direction de l’abattoir.

S.B. : Certains affirment que les opérations seraient mieux effectuées si les éleveurs venaient à l’abattoir voir comment leurs animaux sont traités.

S.A. : Ce serait le cas, sans aucun doute. Mais ce n’est pas le travail du fermier de faire cela. L’abattoir doit veiller à ce que tout soit en ordre. Les éleveurs ont évidemment tout intérêt dans l’histoire, et même leur autorité morale serait peut-être supérieure à celle des vétérinaires experts.

S.B. : Le vétérinaire chargé de mission a-t-il suffisamment d’autorité pour arrêter la chaîne d’abattage ?

S.A. : J’ai donné cours à ces vétérinaires. Ils ne le diront jamais expressément, mais ils subissent de grosses pressions psychologiques. Il y a la question du temps : chaque fois que le vétérinaire arrête la chaîne d’abattage, le rendement de l’abattoir diminue. Si on le fait cinq fois dans la journée, il est clair que le vétérinaire ne sera pas applaudi lorsqu’il arrivera le lendemain. Des abattoirs traitent de très nombreux animaux. Le vétérinaire peut difficilement examiner chaque animal individuellement.

Aucune  technique d’étourdissement n’est infaillible. L’abattoir doit donc disposer d’une solution de rattrapage qui fonctionne.
Aucune technique d’étourdissement n’est infaillible. L’abattoir doit donc disposer d’une solution de rattrapage qui fonctionne. - P-Y L.

Des arguments… moraux

S.B. : Pour les activistes du droit des animaux, tout abattage est un meurtre. Ils affirment que, dans 100 ou 200 ans, on considérera l’abattage des animaux de la même façon qu’on juge aujourd’hui l’esclavage. Est-ce possible, selon vous ?

S.A. : Je ne peux pas exclure cette possibilité, mais je dois signaler que le philosophe anglais Jeremy Bentham prit cette position en 1789, déjà. Plus de 225 années se sont passées, et nous continuons à manger de la viande, et bien plus que de son temps. C’est l’argument du cercle moral des équivalences qui ne fait que grandir. Ce furent d’abord quelques blancs, puis des femmes, puis des personnes ayant une autre couleur de peau. Il est certain que la sensibilité augmente. Allez savoir si on y arrivera jamais.

S.B. : N’y aurait-il aucun argument éthique en faveur de l’élevage ?

S.A. : On plaide de plus en plus, dans les milieux en faveur de l’environnement, pour des économies circulaires. On a besoin du fumier et de l’élevage pour fermer le cercle de l’alimentation. On pourrait utiliser les fertilisants chimiques mais ceux-ci ont une forte empreinte écologique et reposent sur des ressources finies. Les bovins émettent bien sûr des gaz à effet de serre, mais ils valorisent les surfaces non arables et recyclent aussi de nombreux sous-produits venant de l’industrie alimentaire.

S.B. : Le problème ne viendrait-il pas des entreprises qui ne cessent de grandir, n’était-ce pas mieux autrefois quand il n’y avait que des petits abattoirs ?

S.A. : Il est certain que, vu la taille des entreprises où les animaux sont abattus et la vitesse à laquelle le travail doit se faire, tout concourt à la perte de valeur de l’animal individuel. Un fermier qui avait deux vaches ne les maltraitait pas car son revenu en dépendait. Mais je ne veux pas dire que tout était mieux autrefois.

Le travail dans les abattoirs était plus lent mais les méthodes d’abattage ne se déroulaient pas pour autant sans failles. Ce n’est pas un hasard si la majorité des organisations de protection des animaux ont émergé près des abattoirs. Jules Rühl, fondateur de la société contre la cruauté en faveur des animaux, a été actif avant la première guerre mondiale et entre les deux guerres mondiales. Il a une rue à son nom près de l’abattoir d’Anderlecht.

Les organisations de protection des animaux ont même organisé des concours aux 19e et 20e siècles pour qu’on mette au point des méthodes dignes dans l’abattage des animaux. On attribue à Jules Rühl l’invention du pistolet destiné à étourdir les bovins avant leur abattage.

Le lien à la terre bouleversé

S.B. : L’attention au bien-être animal n’est donc pas une chose nouvelle mais c’est le cas du niveau des réactions. Le ministre a fait fermer l’abattoir et il paraît que 150.000 personnes auraient signé pour sa fermeture définitive. La société change…

S.A. : Les références changent dans le public. Comme le nombre d’agriculteurs diminue, un pourcentage croissant de la population n’a plus aucun contact avec les animaux de rente. Demandez aux gens de citer des noms d’animaux, et ils diront « chien » et « chat » plutôt que « vache » et « cochon ». Le cadre de référence détermine la façon dont on regarde les animaux.

Le lien automatique entre animal et économie est passé vers les animaux et les animaux de compagnie. Une grande partie de la population attache une grande importance à l’animal individuel et à son environnement tandis qu’un très petit nombre est en lien direct avec ses animaux, avec des paramètres mesurables, comme les coûts et les bénéfices, et les animaux sont traités de manière objective. Rien que ce fait est considéré de manière suspecte par le premier groupe. Les cadres de réfé rence entre ces deux groupes ne font que s’écarter et s’affronter. C’est une discussion qui ne se terminera jamais.

La transparence, une bonne idée ?

S.B. : Le monde tournant autour de l’abattage des animaux ne devrait-il pas communiquer davantage ?

S.A. : Je comprends que la filière ne le fasse pas, car elle se tire directement une balle dans le pied. Tout simplement parce qu’on ne veut pas savoir.

Il y a quelque temps, dans un groupe sur le bien-être animal, j’ai entendu un participant dire : « Pour moi, les filets de volailles viennent de l’étal, et je me sens bien ainsi. » Le consommateur apprécie les gentils films sur des animaux qui sont bien traités. Mais, naturellement, la réalité n’est pas aussi simple.

S.B. : Mais c’est le consommateur qui paie et donc qui décide. S’il veut vraiment cette réalité-là, il faut qu’il la paie.

S.A. : Cela va vous paraître bizarre, mais je ne crois pas au consommateur. Il ne sait rien de ce qu’il consomme et ne cherche pas à le savoir. Il y a très peu de personnes qui se comportent en consommateurs conscients. On achète ce qu’il y a.

Si on ne veut pas influencer le consommateur dans ses souhaits et ses désirs, il faut arrêter toute publicité. Le grand public achète au moins cher. C’est à la société de s’assurer que ce qui est à l’étal du magasin respecte les normes de bien être. Un prix supérieur ne pose pas de difficultés à 95 % de la population. Pour les autres 5 %, le prix normal est déjà un problème. « Le consommateur » ne doit pas être la raison de l’intérêt pour le bien-être animal.

Vers qui se tourner ?

S.B. : Mais si le consommateur ne prend aucune responsabilité pour le prix et la méthode de production, vers qui devons-nous nous tourner ?

S.A. : Vers la distribution, les chaînes de grands magasins. On y trouve un très petit nombre de personnes qui disposent d’une énorme puissance sur le marché, et on peut les convaincre bien plus vite.

Les œufs des poules en batterie ont disparu, non pas parce que le consommateur le voulait, mais parce que 5 ou 6 personnes du monde de la distribution ont décidé qu’il en serait ainsi. Colruyt a arrêté les œufs de batterie deux mois avant de communiquer qu’il allait en arrêter la commercialisation. Pensez-vous que quelqu’un a téléphoné pour exiger d’avoir ses œufs de batterie ? Bien sûr que non ! Les œufs de batterie ont été légalement interdits pour permettre des discussions dans la filière sur, notamment, le bien-être animal.

S.B. : La distribution détermine les exigences mais fait surtout pression sur le prix. N’est-elle alors pas indirectement responsable de l’accélération dans la chaîne d’abattage et de toutes les conséquences qui s’ensuivent ?

S.A. : Si le prix diminue, les marges diminuent, et cela va mal se terminer, dans un système fini. C’est arrivé au point qu’aujourd’hui les grands abattoirs ne sont plus que des petits acteurs dans la chaîne alimentaire ; ils n’ont donc qu’un très faible pouvoir de négociation.

S.B. : Ne doit-on pas rappeler à la distribution qu’elle a une part de responsabilité ?

S.A. : La distribution a un rôle à jouer, mais la responsabilité des grands magasins, ce n’est pas de « jouer au flic », et de s’assurer que la loi est bien respectée. Les grands magasins ne doivent pas tellement payer pour le bien-être animal, mais plutôt pour la valeur de la nourriture. Mais il se passe qu’ils craignent d’être catalogués comme les plus chers du marché de la distribution. C’est pourquoi le système ne tourne vraiment pas rond, et cela conduit à une course folle à la baisse des prix.

Et l’exportation ?

S.B. : Voyons la question autrement. Nous exportons beaucoup de viande porcine. N’est-ce pas aussi une course aux prix bas, à la suite d’une concurrence sur les marchés étrangers ?

S.A. : Mais qu’est-ce que cela veut dire, l’exportation ? Un New yorkais mange une laitue de Californie. Elle a parcouru 3.000 km. Un Français habitant Lille achète du foie gras qui vient du Sud-Ouest, c’est-à-dire à près de 1.000 km. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas eu d’exportation. Un Courtraisien livre un bien à Lille, soit à 30 km. Il est un exportateur ? L’exportation ne nous pose pas de grandes difficultés puisque nous vivons dans un rayon assez réduit où vit une centaine de millions d’Européens. Il est évident que nous n’allons pas élever des cochons pour nourrir la Chine.

En Flandre, nous avons peut-être trop d’animaux, et on pourrait peut-être les nourrir sans importer du soja, mais nous avons la qualité des sols et la proximité des consommateurs. La Flandre devrait-elle devenir un grand parc naturel ? Ce serait une grave erreur. L’exportation ne peut pas être un argument pour déterminer comment élever nos animaux.

Ailleurs dans le monde, on trouve que le travail des enfants est un bon moyen de les occuper, car ça rapporte. Mais cela doit-il déterminer notre manière d’élever nos enfants ?

S.B. : Vous voyez le problème de façon plus fondamentale ?

S.A. : Oui, le problème, c’est que nous n’apprécions plus suffisamment combien l’alimentation est essentielle. La manière dont la nourriture arrive sur le marché libre constitue un problème fondamental. Il n’y a rien d’aussi fondamental pour la société que l’alimentation et la production agricole. Mais nous traitons le marché de l’alimentation comme s’il s’agissait de consoles de jeux ou de stylos, et là, c’est vraiment une faute.

Un prix maximum est fixé officiellement pour l’essence, et la loi a exigé la constitution de stocks stratégiques de façon à pouvoir continuer à rouler durant trois mois sans recourir à des importations. Mais nous n’avons rien prévu pour l’alimentation. Si jamais cela devait arriver, on aurait faim bien avant que les voitures soient en panne d’essence. Il y a quelque part quelque chose qui ne va plus, puisque nous avons commencé à trouver plus important de rouler en voiture que de nous nourrir.

J’ai le sentiment que nous sommes allés trop loin par rapport à la production de la nourriture. Nous ne savons plus ce que cela veut dire. Les épandages de fumier et de lisier, cela pue ; le pulvérisateur répand du poison. La nourriture, c’est devenu quelque chose qui vient du magasin. Si on en manque, on va en chercher au magasin. Si on en a trop, on jette à la poubelle… ce qui n’est pas sans conséquence.

A lire aussi en Porcs

Voir plus d'articles