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«Ayons une vision durable et pertinente de l’élevage!»

L’agriculture et l’alimentation, devenues pérennes sur le Vieux Continent depuis 60 ans, se situent à un tournant civilisationnel. Le budget de la dernière Pac, le plus bas de l’histoire européenne commune, les récentes tensions au niveau géopolitique et le spectre du changement climatique font en effet planer doutes et incertitudes sur notre avenir. Et s’il se dessinait une nouvelle révolution agraire ?

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Pour évoquer ce momentum particulier, comprendre et anticiper les défis à venir, les organisateurs de la Foire de Libramont avaient convié, pour ce qui fut un débat particulièrement riche, le Prof. Benjamin Dumont, en charge de la chaire de phytotechnie tempérée au sein de Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège), et Anne-Catherine Dalcq, bioingénieure, docteure en sciences agronomiques, vice-présidente du Ceja (Conseil européen de jeunes agriculteurs) jusqu’en juillet dernier, ancienne vice-présidente de la FJA (Fédération des jeunes agriculteurs) et agricultrice sur une exploitation de polycultures-élevage dans le Brabant wallon.

L’assiette saine planétaire

Les enjeux de notre futur proche seront technologiques, économiques, environnementaux mais surtout sociaux. Car il nous faut absolument protéger celles et ceux qui se lèvent le matin pour nous nourrir, et dont le nombre décroît jour après jour.

Si bien que l’on peut questionner la faculté de notre région à satisfaire les besoins alimentaires de sa population.

Pour savoir si notre agriculture serait bien « une histoire sans faim », thématique phare de la dernière édition libramontoise, le Prof. Dumont s’est tourné vers les travaux de la commission EAT-Lancet qui vise à documenter les bénéfices en matière de santé et d’écologie des régimes alimentaires.

Pour Benjamin Dumont, «l’agroécologie n’est aucunement un jugement moral que l’on porte sur la profession, c’est un chemin vers lequel nous devons tous, collectivement, essayer de tendre. Et cela commence à l’échelle de la ferme».
Pour Benjamin Dumont, «l’agroécologie n’est aucunement un jugement moral que l’on porte sur la profession, c’est un chemin vers lequel nous devons tous, collectivement, essayer de tendre. Et cela commence à l’échelle de la ferme». - M-F V.

Pour ce faire, elle a réuni 37 experts de différents domaines (santé publique, agriculture, sciences politiques, durabilité environnementale) provenant de 16 pays afin de définir des objectifs mondiaux et de les traduire en actions concrètes. L’objectif est d’atteindre d’ici 2050 une production alimentaire durable et une alimentation saine pour une population mondiale de 10 milliards d’habitants en poursuivant l’Accord de Paris pour le Climat et les objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies.

Par rapport à nos habitudes de consommation occidentales, le régime de santé planétaire recommande donc plus de poisson, de fruits et légumes et de grains complets.

La Wallonie surproduit en céréales, pas en légumes

L’assiette saine planétaire a été transposée à l’échelle du territoire wallon afin de déterminer si nos productions seraient à même de nous nourrir selon ces paramètres en cas de fermeture des frontières. Et le résultat est rassurant. La Wallonie surproduit en céréales, en pommes de terre, en betteraves, légèrement en viande rouge et blanche, un peu en lait.

Il en est toutefois ressorti que la Wallonie était déficitaire en légumes et en oléo-protéagineux.

Mais l’on n’a pas toujours le choix des cultures à implanter sur des terres agricoles arables, lesquelles ne sont pas toutes utilisables pour la culture, certaines étant plus adaptées à la prairie.

« Même si nous mangeons trop de viande pour pleinement adhérer à ce régime, l’animal a toute sa place dans notre assiette, sans compter qu’il joue un rôle écologique en matière de maintien des paysages et de la biodiversité » a développé M. Dumont, ajoutant qu’il permet « d’assurer une circularité à l’échelle des exploitations, car on a besoin des déchets organiques pour assurer la fertilité des sols ».

En ce sens, la polycultures-élevage reste un modèle « des plus vertueux » a renchéri Anne-Catherine Dalcq.

Les cultures de printemps en grande souffrance

Reste que nous sommes à la merci des éléments naturels et de l’évolution de notre planète.

Si cela fait 20 à 30 ans que l’on évoque la question du changement climatique, tant et si bien que cela en était devenu presque inaudible, c’est en 2018 que les répercussions sur les cultures se sont clairement manifestées.

« Nous nous dirigeons vers des épisodes de sécheresse plus longs et plus intenses avec les mêmes quantités de précipitations mais réparties inéquitablement au fil de l’année » a prévenu Benjamin Dumont.

Et de préciser que ce sont les cultures d’hiver qui pourront néanmoins tirer leur épingle du jeu et pour lesquelles on s’attend même à une augmentation des rendements, là où l’on risque par contre de s’orienter vers des catastrophes en ce qui concerne les cultures de printemps.

C’est ce qui a d’ailleurs été constaté en 2018, 2019 et 2020 pour le maïs, la betterave et la pomme de terre. En 2021, elles ont été malmenées par les inondations tandis qu’en 2022, ces trois cultures ont subi les affres de la sécheresse.

Minéralisation du carbone et synchronicité globale

D’autres effets liés au changement climatique ont été sous-estimés, qui ont pu être mis au jour grâce aux modèles de prédiction de rendements à l’échelle planétaire. Et ce sont eux qui permettent de réaliser des simulations annuelles.

« Nous avons constaté une minéralisation plus rapide de carbone dans le sol » engendrant, par effet boule de neige, « des rendements moins intéressants que prévus » s’est inquiété Benjamin Dumont.

Une autre étude tire la sonnette d’alarme en matière de synchronicité globale, signifiant que des régions du monde risquent d’être touchées concomitamment par des événements climatiques extrêmes comme ce fut le cas au mois de juillet dans le bassin méditerranéen.

La Pac, son budget en baisse, ses ambitions à la hausse

C’est dire les défis qui attendent les agriculteurs et, surtout, les plus jeunes d’entre eux. Car les demandes n’auront jamais été aussi nombreuses, les exigences jamais aussi élevées pour ceux qui ont décidé d’embrasser ce métier.

« Nous sommes écartelés entre un marché qui nous demande d’être tout à la fois productifs et compétitifs par rapport à des pays qui ne sont pas soumis aux mêmes normes au niveau sociétal et environnemental » a déroulé Anne-Catherine Dalcq.

Et, au fait, qui financera les réponses à toutes ces attentes, qu’elles soient citoyennes ou en provenance de l’Exécutif européen qui a d’ailleurs revu le budget de la Pac à la baisse tandis qu’il révisait les ambitions à la hausse ?

On a besoin de l’animal dans notre assiette mais aussi dans nos campagnes.  Il est favorable aux écosystèmes et à la biodiversité. Il transforme ce que  l’être humain ne peut manger, il valorise des co-produits et l’herbe.
On a besoin de l’animal dans notre assiette mais aussi dans nos campagnes. Il est favorable aux écosystèmes et à la biodiversité. Il transforme ce que l’être humain ne peut manger, il valorise des co-produits et l’herbe. - M-F V.

On rappellera en passant que l’ancien eurodéputé socialiste français Éric Andrieu avait eu des mots très durs, dans nos colonnes, envers la nouvelle mouture de la Pac dont le budget avait été voté avant même de définir ses grands objectifs, faisant que l’on en est venu à demander aux agriculteurs de faire plus avec moins d’argent.

Une cruelle déception pour l’ancienne vice-présidente de la FJA qui partage cette vision et n’a en outre pas hésité à rappeler que la surabondance n’a pas toujours été d’actualité en Europe.

« Il aura fallu, quelques années après la seconde guerre mondiale, que six pays se mettent d’accord pour solutionner tous ensemble le problème de la faim tout en permettant aux agriculteurs de bénéficier de prix corrects ».

Las, la donne a bien changé. Aujourd’hui, s’est émue Anne-Catherine Dalcq, « seuls 10 % à 15 % des consommateurs sont prêts à payer davantage pour leur alimentation ».

Un chiffre certes positif mais bien trop bas. Pour le faire grimper, « cela requiert un travail de fond de sensibilisation, de formation et d’éducation, cela signifie se rendre dans les écoles, éveiller la conscience politique des gens pour qu’ils acceptent de payer plus pour la nourriture ».

« Aujourd’hui, l’agriculture non seulement nourrit la population européenne mais elle constitue aussi un formidable levier pour contrer le changement climatique » a encore insisté l’agricultrice brabançonne.

Le rôle crucial de l’enseignement

Or, il n’est pas rare que des enfants d’agriculteurs soient stigmatisés à l’école, la faute à certains discours négatifs véhiculés par des associations, telles que Gaïa, qui s’invite malheureusement dans les salles de classe.

« Et, non, on ne doit pas se sentir coupable d’avoir des vaches sur son exploitation, on en a besoin pour revitaliser les sols ! ».

Anne-Catherine Dalcq s’est aussi insurgée contre les injonctions à manger moins de viande.

« Mangez-en mieux, de la viande wallonne, qui participe au stockage du carbone et à la diminution des importations en provenance des feedlots d’Amérique du sud » s’est-elle exclamée avant de regretter que l’on n’enseigne pas aux plus jeunes les réalités de terrain et la notion de chaîne trophique.

Une communication adéquate pourrait pourtant susciter des vocations car les reprises hors cadre familial sont une réalité dont on parle peu. Il faut donc remettre l’agriculture dans l’école, les activités extrascolaires, « elle est au cœur de la société et il est grand temps de lui redonner ses lettres de noblesse ».

L’agroécologie, ses composantes vertueuses…

Et si son futur se déclinait selon les principes de l’agroécologie, laquelle, en raison d’une certaine méconnaissance, suscite encore une certaine frilosité dans le monde agricole ? Elle constitue pourtant un chemin vers la durabilité et ses trois composantes. Tout d’abord sociale, là où il est question de l’amélioration des conditions de vie de l’agriculteur et l’engagement d’une société à soutenir l’agriculture dans cette transition.

Ensuite économique, car elle stimule les économies locales, elle vise à ralentir la course à la surproduction qui contribue à raboter les marges des producteurs. Elle vise aussi à encourager les consommateurs à accepter de payer plus pour une alimentation de qualité.

Enfin, elle s’appuie sur le pilier environnemental car elle contribue à l’atténuation des effets du changement climatique en préservant la qualité des sols et en restaurant la fertilité de ceux qui sont épuisés.

L’agroécologie met en œuvre différentes pratiques au niveau des plantes, des prairies, des associations (blé et pois protéagineux, qui permet de produire plus de grains et plus de protéines à l’hectare que les deux cultures séparées sur une même surface) mais aussi des céréales pérennes, lesquelles sont capables de repousser et de réaliser un cycle grainier durant plusieurs années consécutives. Leur intérêt repose sur la valorisation d’une couverture du sol pluriannuelle, du développement d’un système racinaire important, et d’une production combinée ou séquencée de grains et de fourrage.

« L’agroécologie nous remet sur la bonne carte en suivant plusieurs étapes : l’optimisation avec l’agriculture de précision, la substitution des pratiques conventionnelles par des alternatives (des intrants issus de la synthèse chimique par des intrants issus de la synthèse biologique). Mais aussi la disruption qui doit permettre de repenser le système dans son ensemble, de recréer de l’écologie. Elle consiste par ailleurs à retisser du lien entre le consommateur et le producteur » a ainsi développé le Prof. Dumont.

Cette philosophie n’exclut pas l’élevage, loin s’en faut ! La polyculture-élevage, l’interdépendance des végétaux et des animaux sont nécessaires pour accomplir la transition agroécologique.

On a besoin de l’animal dans notre assiette mais aussi dans nos campagnes pour le rôle qu’il joue en faveur des écosystèmes et de la biodiversité. Il transforme ce que l’être humain ne peut manger, il valorise des co-produits, l’herbe. Il nous faudra capter la valeur ajoutée sur une viande de meilleure qualité produite à des échelles plus locales.

Enfin, a synthétisé M. Dumont, « l’agroécologie n’est aucunement un jugement moral que l’on porte sur la profession, c’est un chemin vers lequel nous devons tous, collectivement, essayer de tendre. Et cela commence à l’échelle de la ferme ».

Marie-France Vienne

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