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Benoît Lutgen : «le dogmatisme vert est contre-productif à tous les niveaux!»

Homme politique de terrain, l’ancien ministre wallon de l’Agriculture nous a livré, au cours d’un échange particulièrement riche, une analyse sans concession de la crise existentielle que traverse actuellement le secteur agricole.

Temps de lecture : 9 min

Il est eurodéputé mais surtout fin connaisseur de la chose agricole. C’est donc avec passion que le démocrate-chrétien a réagi aux dernières manifestations qui ont secoué l’actualité de ces derniers jours.

Benoît Lutgen, vous attendiez-vous à cette explosion de colère du monde agricole ?

Évidemment, car les tensions étaient palpables depuis longtemps. Et ce n’est pas faute de l’avoir dit et répété au sein de l’hémicycle. Je suis encore intervenu en évoquant ce risque d’explosion lors de la visite du premier ministre Alexander De Croo, venu exposer lors de la session plénière du mois de janvier les objectifs de la présidence belge… sans même évoquer l’agriculture !

Pourquoi et comment en sommes-nous arrivés à cet extrême ?

C’est le résultat de tout ce qui a été décidé au cours de ces dernières années, doublé de l’absence de concertation et d’accompagnement du secteur agricole vers la transition écologique. À cela est venue se greffer la crise inflationniste tandis que les prix payés aux agriculteurs se sont encore un peu plus écrasés. Tous les ingrédients étaient réunis pour que la marmite explose. Je suis même étonné que cela ne se soit pas produit plus tôt.

Vous faites partie de ces eurodéputés belges qui sont allés à la rencontre des représentants syndicaux lors de la manifestation du 2 février dernier…

Je connais bien le monde agricole, je suis en contact avec lui presque tous les jours. Je suis resté plusieurs heures à la place du Luxembourg car je pense qu’il est important, dans ces moments-là, d’être présent pour entendre les revendications liées aux prix, aux importations qui sont insupportables, au poids considérable des normes ou encore à l’accès à la terre devenu de plus en plus compliqué.

Quel discours leur avez-vous tenu ?

Je leur ai dit que leur combat était juste, mais qu’ils devraient appuyer sur le « bouton belge » car les solutions ne viennent pas exclusivement de l’Europe. Elles se trouvent aussi en Wallonie et au niveau fédéral. Notre pays détient la clef du fait qu’il occupe la présidence du conseil européen depuis le mois de janvier. Je les ai appelé à mettre la pression sur la Belgique qui n’a malheureusement pas mis l’agriculture, l’alimentation et la ruralité au cœur de ses priorités, alors qu’elle connaissait les difficultés du secteur agricole.

Les ministres belges ont la capacité de convoquer des conseils européens, de déposer des points à l’ordre du jour et de décider.

Les manifestants bénéficient d’un soutien massif des citoyens, cela vous étonne-t-il ?

Non, parce qu’il y a un énorme respect à l’égard de celles et ceux qui nous nourrissent et les sondages le confirment : plus de 90 % de la population les soutiennent. C’est également parce qu’une partie du monde rural s’identifie à la cause du monde agricole. Ils en ont ras-le-bol qu’on leur impose des choses qui sont insoutenables dans leur quotidien.

À quoi songez-vous en particulier ?

Je pense à l’imposition des véhicules électriques décidée par l’UE pour atteindre 100 % du parc électrique en 2035. C’est de la pure folie ! Cela signifie que l’on se prive des chercheurs qui travaillent dans le domaine des carburants alternatifs de nouvelle génération qui pourraient constituer une alternative à l’électrique. Mais c’est aussi le danger de se mettre en dépendance de la Chine. Enfin, le tout à l’électrique entraînera la perte de 500.000 emplois dans le secteur automobile contre la création de 300.000 créés par la filière électrique, ce qui enverra 200.000 familles au chômage en Europe. Sans parler de l’impact non négligeable dans les mines de cobalt et de lithium avec des conséquences catastrophiques pour l’environnement. À l’époque, j’avais déposé un amendement demandant le calcul CO2 de l’ensemble des éléments qui constituent un véhicule électrique (l’extraction du lithium, du cobalt, la construction du véhicule et son recyclage, le type d’électricité, la façon dont elle a été produite). Il a été retoqué par les Verts. Cela relève du dogmatisme. Certes, les choses se seront peut-être un peu améliorées chez nous sur le plan environnemental, mais elles se seront détériorées ailleurs dans le monde. Donc, on est chez les fous !

Comment expliquez-vous le virage du PPE, dont vous êtes membre, qui s’est mué en un farouche opposant au Pacte Vert et à ses déclinaisons ?

Le PPE s’est rendu compte que toute une série de textes, du règlement sur les pesticides à la restauration de la nature, était très impactante pour le monde agricole qui était peu concerté. Mais je m’inscris plutôt, pour ma part, dans une volonté de négociation et non de refus. J’ai par exemple proposé plusieurs amendements relatifs au texte sur la restauration de la nature, dont un concernant les clauses miroir pour protéger les agriculteurs et les consommateurs et un autre pour éviter que l’on aille puiser dans les budgets de la Pac pour financer la préservation de la biodiversité. Les deux ont été adoptés. J’ai défendu des propositions pour supporter le monde agricole tout en gardant en tête des objectifs soutenables sur le plan environnemental, et, surtout, en évitant le pire, c’est-à-dire de continuer à ratifier des traités de libre-échange qui ne tiennent absolument pas compte de la situation actuelle du secteur agricole européen.

Je suppose que vous songez à celui qui a été signé avec la Nouvelle-Zélande ?

Exactement ! Contrairement à l’ensemble de mon groupe, j’ai voté contre un texte dont le volet agricole prévoit quand même l’ouverture de contingents tarifaires d’importation de 38.000 tonnes de viande ovine à droit nul, de 10.000 tonnes de viande bovine avec un droit de 7,5 %, ou encore de 25.000 tonnes de fromage à droit nul qui vont se déverser dans l’UE. Même les écologistes et les socialistes ont voté en faveur de ce traité de libre-échange… Comment peut-on expliquer à des agriculteurs d’aller plus loin dans les objectifs environnementaux, quand, dans le même temps, on accepte encore davantage de produits agricoles, qui ne sont pas soumis aux mêmes normes, sur notre territoire ? À titre d’exemple, la Nouvelle-Zélande utilise encore l’atrazine qui est interdite dans l’UE depuis 2003 en raison de sa nocivité. On marche vraiment sur la tête.

Quelles seront les conséquences de cette politique ?

On produira de l’alimentation avec des normes bien plus élevées que dans le reste du monde mais plus suffisamment pour nourrir notre propre population. L’Europe sera obligée, d’ici 15 à 20 ans, de se tourner vers l’importation avec tout ce que cela coûtera en termes de biodiversité dans les pays tiers, en termes de climat en raison des émissions liées au transport. On aura certes une bonne conscience verte, mais cela ne fera pas gagner notre économie ni le combat contre le réchauffement climatique. C’est une vision de bobo totalement inefficace sur le plan environnemental et de notre souveraineté alimentaire.

C’est ce que vous reprochez aux écologistes ?

Bien sûr ! Je peux partager de nombreux objectifs, mais pas la façon dogmatique dont ils les mettent en œuvre. Dès que l’on a l’audace de mettre le doigt sur des éléments qui posent difficulté, on est excommunié et traité de climatosceptique. On verse vite dans l’insulte. Et c’est insupportable. Prenons l’exemple du texte sur les pesticides, qui a été rejeté. Il faut se rappeler que les écologistes ont voté contre parce qu’ils estimaient qu’il fallait imposer une réduction de 50 % en 2030 au lieu de 2035. Le texte reviendra au mieux en 2026 ou 2027, ce qui signifie que l’objectif ne pourra pas être atteint en 2030, pas plus qu’en 2035 ! Il s’agit là d’une attitude typique du dogmatisme vert, contre-productif à tout niveau. Plus généralement, le problème avec les Verts, c’est qu’ils fixent des objectifs, mais sans les moyens pour les atteindre. C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé avec le nucléaire.

En tant que rapporteur, vous vous êtes particulièrement investi dans le texte sur les émissions industrielles (IED), où en est-on ?

Avec cette directive, nous avons atteint le sommet de la bêtise. On est allé mettre l’agriculture dans un texte qui concernait les incinérateurs et les cimenteries en mélangeant donc secteur primaire et secondaire. Avec pour seul et unique objectif de réduire les émissions, la directive appliquée au bétail aurait nécessité des solutions issues de la grande industrie : des animaux dans des étables fermées et des dispositifs pour purifier l’air de ces étables. Le coût de cette installation sur une stabule existante est d’environ 50.000 €. Par ailleurs, le modèle agricole européen a toujours été fondé sur la diversification des risques. Avec sa proposition, la commission pousserait à toujours plus de concentration, et de standardisation. Avec un simple décompte, on additionnerait tous les animaux, peu importe qu’il s’agisse de vaches ou de poulets. Lorsqu’un agriculteur atteindrait un certain seuil, il devrait investir dans des techniques de réduction des émissions pour chacune des espèces. Ainsi, un agriculteur qui élève un certain nombre de vaches, de porcs et de poulets devrait investir trois fois plus que celui qui n’élève que des porcs. Nous avons obtenu que les bovins soient finalement exclus de la directive mais j’ai déposé des amendements pour qu’il en soit de même pour les volailles et les porcs. Je rappelle que la Belgique a porté ces textes, cela veut dire que les ministres belges qui sont actuellement en place les ont approuvés au conseil.

Les agriculteurs sont rentrés dans leur exploitation après leur mouvement de colère. S’ils semblent avoir été écoutés, ont-ils été vraiment entendus ?

En France, ils ont été à la fois écoutés et entendus. Ils ont obtenu 150 millions € pour le secteur de l’élevage, une révision de la loi Égalim, avec, enfin, 150 contrôleurs qui seront dépêchés dans la grande distribution et chez les transformateurs pour s’assurer qu’ils respectent le juste prix accordé aux producteurs. Ils ont aussi obtenu de la part du gouvernement une diminution des normes et des charges administratives.

Rien de tout cela en Belgique. Les agriculteurs ont juste obtenu des déclarations d’amour, la mise en place groupes de travail et un calendrier avec des dates de réunions. C’est insuffisant. Il est pourtant important de mettre la pression sur les transformateurs et les distributeurs pour regarder leurs marges, que l’on connaît d’ailleurs, puisqu’il y a un observatoire des prix en Belgique. Ce n’est pas compliqué de désigner ceux qui se gavent sur le dos des agriculteurs. Qu’ils diminuent leurs marges afin de pouvoir mieux payer les producteurs sans augmenter les prix pour le consommateur. Il y a moyen de le faire. Les initiatives ne doivent pas seulement venir du ministre de l’Agriculture, mais aussi de celui de l’Économie.

Comment ont réagi vos collègues au sein de l’hémicycle face à la fronde du milieu agricole ?

Ils se demandent où sont les Belges. Ils sont très étonnés du manque d’initiatives de la part de la Belgique qui occupe quand même la présidence de l’UE. Les Français ont obtenu des aides très concrètes des soutiens structurels. On pourrait prendre une série de mesures pour soulager et encadrer les prix de façon plus structurante ou encore s’inspirer en termes de foncier de ce qui se passe en France au niveau des Safer. C’est ce qu’essaie de développer la ville de Marche-en-Famenne en rachetant des terres pour les remettre à un juste prix à des agriculteurs. Pour moi, il est inacceptable que des grands groupes, notamment chinois, achètent des milliers d’hectares en Europe. Nous avons besoin de systèmes de sauvegarde et des clauses interdisant à certains types d’acteurs de devenir propriétaires de terres agricoles.

Quel est votre sentiment sur le rachat de terres par Colruyt ?

Ce n’est pas très sain qu’un distributeur se mue en propriétaire de terres nourricières et en producteur. Il ne faudrait que l’on soit demain dans un monde où il n’y aurait plus que quelques propriétaires qui détiendraient la clef de la production agricole en Europe.

Marie-France Vienne

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