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Cédryc Henry de Frahan, rémouleur : «j’aime le côté nomade de mon métier»

C’est la saison où le jour reçoit le baiser d’une lumière encore faible sur son cœur gris. Comme nous attendons le débarquement du lilas sur le rivage de nos paupières. En pourparlers avec eux-mêmes, machines et outils mènent un entretien que le temps ne s’évertuerait jamais à interrompre. Dans la grange aux murs encore habillés de froid, Cédryc Henry de Frahan manie son métier avec la douceur d’une passion sans déclin.

Temps de lecture : 8 min

De la cour, on devine le long ruban de l’autoroute et le ronronnement furtif de la circulation qui glisse prestement vers la capitale. Cédryc Henry de Frahan a posé tout son matériel dans cette haute grange rénovée en lisière de Rosières, dans le Brabant wallon. C’est là qu’il exerce ses talents de rémouleur, un ancien métier qu’il a ressuscité sous nos latitudes.

C’est après une riche carrière dans l’événementiel, qu’il a décidé d’explorer ses racines. Ce seront celles de son arrière-arrière-grand-père paternel, Fernand van der Straeten, fondateur de la Manufacture belge de Gembloux en 1923, spécialisée dans la fabrication d’outils chirurgicaux jusqu’à la création, en 1927, d’un département de coutellerie dans le but de développer la production et fabrication de couteaux de table, de cuisine et de chasse.

Le backstand, une ponceuse à bande qui permet de refaire la ligne du tranchant ou une pointe dans le cas d’un couteau particulièrement abîmé.
Le backstand, une ponceuse à bande qui permet de refaire la ligne du tranchant ou une pointe dans le cas d’un couteau particulièrement abîmé. - M-F V.

À son apogée, l’entreprise employait jusqu’à 400 ouvriers avant de péricliter peu à peu et d’être revendue en 1969, année de la naissance de Cédryc, lequel a toujours entendu parler de couteaux dans son enfance.

Une rencontre au fil des Pyrénées

L’univers de la coutellerie l’a depuis toujours fasciné, en particulier son côté « outil » qu’il rattache à celui de la cuisine et à son côté épicurien, lui qui est naturellement attiré par la bonne chère, les beaux produits et les belles rencontres qui leur sont associées.

Sa vie professionnelle l’avait toutefois amené vers d’autres cieux. C’était au temps où il avait créé, avec des partenaires, une société de location de tentes.

« Mais humainement c’était l’enfer » rembobine prestement Cédryc Henry de Frahan, qui décide de tout quitter et de partir dans les Pyrénées « pour marcher et me changer les idées ».

C’est au détour d’un petit village croisé au cours de ce périple en solitaire qu’il rencontre un coutelier avec lequel il se lie d’amitié. « Je suis resté un mois et demi chez lui, on a refait le monde ensemble, et il m’a surtout remis sur le chemin de mon destin » se souvient-il.

Formation de coutelier artisanal à Fosses-la-Ville

De retour en Belgique, il est fermement décidé à faire des couteaux et se met en quête d’un maître de forge. Qu’il trouve à Fosses-la-Ville.

« Je me suis rendu en formation pendant trois ans chez Jacques, tous les mercredis et samedis pour devenir coutelier artisanal » se rappelle Cédryc qui, le reste de la semaine, travaille comme commercial dans une entreprise de vente de bois canadien à Limelette.

Au contact de celui qu’il considère aujourd’hui comme son « père spirituel », il apprend à forger au charbon, selon différentes techniques, différents aciers et bois. C’était « un apprentissage total » au cours duquel il fabrique des couteaux de cuisine, de chasse, des chefs, des demis-chefs, des dagues « avec des techniques pour torsader la matière ».

La formation s’achève de manière un peu forcée avec le début de la crise sanitaire mais aussi en raison de la santé déclinante de Jacques, lequel se voit obligé de cesser son activité.

Cédryc Henry de Frahan a fait de son métier une philosophie, un chemin de vie mêlant amour du terroir, des traditions et de la liberté. Il s’y épanouit, nourri des nombreuses rencontres que son activité lui permet de faire.
Cédryc Henry de Frahan a fait de son métier une philosophie, un chemin de vie mêlant amour du terroir, des traditions et de la liberté. Il s’y épanouit, nourri des nombreuses rencontres que son activité lui permet de faire. - M-F V.

« Il a décidé de me vendre ses outils et je lui ai carrément proposé de racheter l’ensemble de son matériel ».

« Jacques décédera malheureu-sement une semaine plus tard » souffle Cédryc de Frahan pour qui ce rachat revêt la forme « d’une transmission, d’un passage de flambeau qui me porte encore aujourd’hui ».

Création de « La Forge Ferdinand »

Le désormais néo-coutelier s’installe d’abord près de Jodoigne puis à Wauthier-Braine avant de poser ses outils à Rosières.

C’est ici, dans une grange attenante à un complexe rassemblant des artisans et des sociétés gravitant autour de l’univers de métiers de bouche, qu’il a installé, en novembre 2023, son atelier qu’il baptise « La Forge Ferdinand » en hommage à son arrière-arrière-grand-père Fernand et plus précisément au mot « fer », qui lui plait.

« Enfer » étant l’inversion de « Fernand », Cédryc de Frahan se tourne vers une anagramme qui se base sur leurs deux prénoms. Ce sera « Ferdinand », un nom qu’il peut rapprocher de la ville de Dinant dont sa famille est originaire.

Aiguiseur et formateur

« J’ai plusieurs casquettes dans mon métier, je suis à la fois créateur de couteaux, rémouleur et formateur » détaille Cédryc de Frahan qui dispense des ateliers « père-fils et mère-fille » au cours desquels les participants apprennent à fabriquer un couteau en une seule journée.

« L’ancien directeur de la rédaction du Gault & Millau Belgique, Philippe Limbourg, y est même venu avec sa fille avant qu’elle n’entame son cursus dans une école hôtelière » s’amuse encore le formateur.

Le concept a surgi de son enfance. « Je n’ai jamais pu développer de complicité avec mon père et cela me nourrit et me réjouit de voir un père et son fils s’entendre et travailler ensemble, même si cela ne m’a pas aidé à me rapprocher du mien » regrette Cédryc.

Une large clientèle de restaurateurs à Bruxelles et en Wallonie

En tant qu’aiguiseur-affûteur-rémouleur, Cédryc de Frahan possède une belle clientèle d’environ 90 restaurants sur Bruxelles et dans toute la Wallonie.

Pour optimiser son organisation, il a acheté un grand pick-up qu’il a fait adapter sur mesure à son activité. Ce qui lui permet de transporter un groupe électrogène et les machines nécessaires pour travailler directement depuis le parking de ses clients.

« Pour moi, un restaurateur doit être derrière ses fourneaux » synthétise-t-il, ajoutant que « les chefs qui font appel à moi apprécient de ne plus devoir se rendre dans un magasin spécialisé pour aiguiser leurs couteaux. C’est une opération synonyme d’allers-retours, de perte de temps, et génératrice d’oublis potentiels » déroule le rémouleur qui aiguise tant les couteaux de table que de cuisine au rythme de 60 par heure.

Caverne d’Ali Baba

Pour retrouver le tranchant du couteau, il utilise une meule à eau sur laquelle il pose le couteau avec une certaine inclinaison avant de le passer plusieurs fois sur un cuir.

Son atelier recèle de machines et outils très spécifiques. Ça crépite, claque, gronde, pépie, râpe au fil des étapes et travaux spécifiques.

On trouve le backstand, une ponceuse à bande qui permet de refaire la ligne du tranchant ou une pointe dans le cas d’un couteau particulièrement abîmé.

Plusieurs tournevis pour démonter les lames, des chiffons abrasifs pour enlever les taches sur ces dernières se battent sur un établi tandis qu’une enclume gît sur le sol. Un peu partout, des lampes jetant une lumière jaune vive sur les différents plans de travail qui habillent l’atelier.

De ci, de là, des couteaux de cuisine, de table, de chasse, des canifs aux formes et longueurs les plus diverses.

Au service aussi des particuliers

Sa clientèle compte quelques belles adresses : on y trouve, parmi tant d’autres, Le Tournant à Ixelles, Le Bistrot Racine et L’Espace del Goutte à Braine-L’Alleud, La Brasserie de l’Héliport et La Cantina à Liège, Hors-Champs à Gembloux, La Grappe d’Or à Arlon, La Table de Benjamin Laborie à Lasne, Le Dos de la Cuillère à Verviers, Le Manoir de Lébioles à Spa, Les Coudes sur la Table à Chaudfontaine ou encore Le Diamant Rouge, une nouvelle boucherie waterlootoise.

« Je fais aussi bien des restaurants, que des boucheries, des pâtisseries et des pizzerias » résume Cédryc qui précise ne pas se rendre chez les particuliers, un segment auquel il s’intéresse pourtant.

Pour optimiser son organisation, Cédryc de Frahan a acheté un grand pick-up qu’il a fait adapter sur mesure à son activité. Ce qui lui permet de transporter un groupe électrogène et les machines nécessaires pour travailler directement depuis le parking de ses clients.
Pour optimiser son organisation, Cédryc de Frahan a acheté un grand pick-up qu’il a fait adapter sur mesure à son activité. Ce qui lui permet de transporter un groupe électrogène et les machines nécessaires pour travailler directement depuis le parking de ses clients. - M-F V.

Pour répondre à la demande de ce type de clientèle qui représente environ 5 % de son activité, il a noué un partenariat avec « Les Secrets du Chef », une enseigne de magasins à Bruxelles et en Wallonie proposant du matériel et des ustensiles de cuisine, un atelier avec des cours de cuisine et d’œnologie, et une épicerie.

« Je m’y rends chaque mois pour aiguiser les couteaux déposés par leurs clients » illustre-t-il en précisant que les particuliers sont également bienvenus dans son atelier « La Forge Ferdinand » à Rosières, « même pour trois couteaux à aiguiser » sourit-il.

Un métier de rencontres et de liberté

Cédryc Henry de Frahan a fait de son métier une philosophie, un chemin de vie mêlant amour du terroir, des traditions et de la liberté. Il s’y épanouit, nourri des nombreuses rencontres que son activité lui permet de faire.

Le rémouleur n’apprécie d’ailleurs rien moins que d’aller au contact de chefs au bout de la Belgique. « J’adore rentrer dans une cuisine, cela a quelque chose de magique car c’est une pièce assez alchimique dans laquelle on imagine, on créé, on coupe, on goûte, on mange, on déguste » s’emballe Cédryc qui avoue avoir beaucoup de respect pour un métier qui n’est « pas toujours facile ».

« L’homme s’exerce dans le monde comme un couteau s’affûte sur la pierre ». Une maxime de Lao Tseu que l’entrepreneur nomade a fait sienne.

Marie-France Vienne

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