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Paysages en pays sage

Il n’aura fallu que cinq jours ! Lundi matin, l’énorme vieille ferme dressait encore ses murs orgueilleux au milieu du village, défiant le temps et les saisons depuis trois cents ans. Vendredi soir, elle n’était plus là, tout simplement ! Disparue, envolée, comme si elle n’avait jamais existé. Un bulldozer, deux pelleteuses, ainsi qu’une noria de très gros tracteurs attelés de bennes, ont tout rasé et enlevé en quelques dizaines d’heures. Sur le terre-plein ainsi dégagé, sera bientôt construit un complexe de vingt appartements. L’un après l’autre, les derniers témoins de la vie agricole d’autrefois disparaissent des paysages intérieurs de nos localités.

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« 1721 » était gravé sur le linteau en pierre de la porte d’entrée. Assise comme un gros pacha en plein centre du village, l’exploitation agricole occupait une largeur de septante mètres, sur une profondeur de cinquante. Inoccupée depuis dix ans, elle ne payait plus de mine, elle autrefois si prospère ! Une quinzaine de générations de paysans ont vécu dans ses murs : ils ont travaillé dur, se sont aimés ou détestés ; ils y sont nés et décédés, ont souffert, ont connu des drames et des bonheurs. Au fil des décennies, l’exploitation s’est agrandie, avec la construction d’annexes, d’appentis, de hangars en tôles, de deux étables en charpentes métalliques, de silos-couloirs… Et puis «  pschitt ! », tout s’est évanoui d’un coup de baguette tragique !

Assez curieusement, l’endroit semble avoir rétréci, réduit à un riquiqui terrain vague, jonché çà et là de débris de bois, de morceaux de briques ou de parpaings, de fragments de plastique de boules emballées, etc. Je revois encore les hauts murs chaulés et encapuchonnés de schiste, le plantureux tas de fumier d’où s’écoulait un filet de purin, le potager avec ses groseilliers et sa touffe de rhubarbe, les parterres de fleurs, les trois pruniers et le pommier, les machines agricoles et les tracteurs, les stères de bois de chauffage, les empilements de piquets en chêne, le petit enclos au gazon martyrisé par les truies… Où sont passées les belles barrières en fer forgé ? Les caves voûtées ont-elles été remblayées ? Et le puits, réputé intarissable ? L’ensemble du site est barricadé par des grillages de trois mètres de haut. « Interdiction de circuler sur le chantier », est-il inscrit en lettres rouges sur une pancarte.

Interdiction aussi, ou plutôt impossibilité d'initier encore aujourd’hui un projet agricole dans le centre des localités rurales ! Il faut obtenir un permis d’exploiter, se conformer à diverses normes, respecter la quiétude des voisins. En vérité, les paysans ont été chassés des villages qu’ils ont eux-mêmes créés ! L’agriculture est devenue une affaire suspecte, génératrice de bruits et d’odeurs désagréables ; une activité envahissante et dérangeante, qu’il vaut mieux reléguer en dehors des zones d’habitat, qu’il faut frapper d’ostracisme sans état d’âme. « Cachez ce sein que je ne saurais voir… ». Élever des animaux au vu et au su de tous, représente quelque chose d’impudique, d’insupportable aux yeux des villageois de 2024, lesquels n’ont plus du tout envie de partager le quotidien des agriculteurs…

Oh, bien sûr, ils affirment tous « aimer » les fermiers, ces gens sympathiques qui perpétuent le folklore rural. Les gens apprécient les Journées Fermes Ouvertes, les Moissons à l’Ancienne, où sont mis à l’honneur les bons, les braves paysans d’autrefois, tellement drôles et truculents dans leurs déguisements, leur dialecte wallon rigolo et dépaysant (c’est le cas de le dire). « C’était le bon temps », disent-ils avec nostalgie, ces hypocrites qui repoussent les fermes hors de nos villages, se pincent le nez de dégoût quand passe un tonneau à lisier, poussent des cris de vierge outragée à la vue d’un de ces pulvérisateurs qui les « empoisonnent », râlent sec lorsqu’ils suivent lentement un charroi agricole qui «  entrave la circulation et n’a rien à faire sur une rue passante ». Ambiance…

Ceci dit, l’activité agricole du 21e siècle exige de grands espaces, qu’elle ne peut plus trouver au sein des localités rurales, aux voiries tortueuses et exiguës. Les grandes exploitations sont bien plus à l’aise au milieu des champs. Nécessité fait loi, mais cet éloignement du centre prive les agriculteurs d’une vie sociale, dans nos villages dortoirs proches du Grand-Duché du Luxembourg et de son extraordinaire pôle d’emplois. L’agriculture est devenue plus que jamais une activité marginalisante et solitaire. Les temps changent, ma bonne dame ! En bien ou en mal ? À chacun son point de vue…

D’autre part, les vingt logements bientôt construits en lieu et place de la superbe ferme du 18e siècle, épargneront le lotissement de vingt emplacements à bâtir, lesquels auraient grignoté des prairies alentour, mangé de la surface agricole. On repense les paysages, les adapte à la vie moderne, laquelle n’a que faire des activités agricoles aux multiples nuisances, tolérées pour autant qu’elles se fassent le plus discrètes possible, en dehors des villages.

Les dernières fermes sont rasées, l’une après l’autre, mais sur nos localités flottent encore les parfums nostalgiques de l’agriculture, essence socioculturelle fondatrice des zones rurales. Ces souvenirs seront bientôt dispersés par le vent de la modernité, ouragan destructeur des paysages intérieurs des villages paysans d’autrefois. Paysages en pays sage…

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