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Plans invasifs

Qu’ont-ils donc tous à envahir nos terres agricoles, à vouloir les acheter, les exproprier, s’en emparer, s’y comporter comme en pays conquis ? Ils se sont donné le mot, ou quoi ? Est-ce devenu le dernier sport à la mode ? Les riches ne savent plus que faire de leurs millions, et certains s’amusent à investir dans l’or-glèbe. Même les pouvoirs publics se lancent à la curée, quand il s’agit de trouver de l’espace pour « aménager le territoire » !

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Toutes ces « bonnes » gens, sublimement inspirées, se croient tout permis pour spéculer et sécuriser leurs placements financiers, ou pour urbaniser, agrandir leurs usines, leurs aéroports, leurs zonings, leurs infrastructures routières, énergétiques, minières, etc, etc. Ces loups invasifs mordent à belles dents dans notre bien le plus précieux, lui arrachent sans vergogne des lambeaux, et poussent les prix des parcelles vers des sommets vertigineux. Ont-ils oublié la véritable finalité des terres agricoles : produire des denrées alimentaires et faire vivre le monde rural ?

Le phénomène n’est pas neuf, mais il connaît ces jours-ci un regain d’activité, s’offre une nouvelle séance de musculation du côté de Bierset pour agrandir l’aéroport, dans le Hainaut avec les « petits soussous » de Colruyt, qui vient de toucher le pactole en revendant son parc éolien maritime à des Japonais et désire placer son blé dans des terres payées à prix d’or. En vérité, le détricotage de notre espace vital ne date pas d’hier. Depuis 1895, la surface agricole utile (SAU) s’est réduite de 29 % environ en Belgique ! Avec ses 3.052.800 hectares (dont 25.000 ha d’eaux), la Belgique est parmi les plus petits États au monde. Il comptait en 1895 une SAU de 1.916.690 ha (62,8 % du territoire), contre 1.367.082 ha (44, 5 % du territoire) en 2020!! Au cours des 125 dernières années, les Belges ont bien travaillé à sacrifier des espaces dédiés en principe aux activités paysannes.

Bon, d’accord, ne soyons pas égoïstes… La Belgique appartient à tous les Belges. Les quelque cinq cent cinquante mille hectares perdus depuis 1895 -tout de même !- ont été utilisés pour développer l’économie de notre pays, son industrie, ses usines, ses carrières ; à agrandir les villes et les villages ; à installer un réseau routier très dense, des zones portuaires, des zonings commerciaux, des zones de loisirs, des infrastructures sportives, touristiques, culturelles… En principe, consolons-nous, nos terres ne sont pas mortes pour rien, et leur reconversion a apporté du bien-être à la population belge. Mais nos pouvoirs publics ont-ils été économes, ont-ils réfléchi à deux fois avant de sacrifier des belles surfaces de terres agricoles très riches, comme lors de la construction de Louvain-la-Neuve en 1972, la création du Camp Militaire Roi Albert à Marche-en-Famenne à la même époque ? On en doute… C’est facile de jouer avec la vie des gens, de les exproprier, de les chasser à coup de millions de francs belges puis d’euros, pour qu’ils aillent voir ailleurs si l’herbe y est plus verte et n’y est pas menacée par des plans invasifs !

La Flandre agricole, bien plus que la Wallonie, a beaucoup souffert de l’appétit vorace de ses industries manufacturières, de son urbanisation, de l’appétit ultra-libéral insatiable de ses dirigeants. Déjà, au début des Trente Glorieuses après-guerre 40-45, de nombreuses familles flamandes paysannes ont fui leur région natale, où elles vivaient depuis des générations. Il était devenu impossible pour elles de nourrir leurs enfants sur des lopins de terre réduits à leur plus simple expression, par des expropriations sauvages. Des familles avec huit, neuf, onze enfants ne disposaient plus que de quatre ou cinq hectares pour cultiver. Elles sont venues se réfugier un peu partout en Wallonie, et particulièrement sur les hauts plateaux ardennais. Passer de neuf à nonante hectares, la décision de partir ne se discutait même pas ! C’est pourquoi nos villages de Haute-Sûre comptent aujourd’hui de nombreux « vlaamse » patronymes : Van ceci, Van cela, De ci, De la… Ils se sont parfaitement intégrés, et leurs descendants se considèrent aujourd’hui quasiment plus ardennais que les Ardennais.

Les plus âgés ont gardé des contacts avec leur famille flamande et racontent les mésaventures des « boeren ». On parle chez eux de « verpaarding » (chevalisation) de la terre agricole par les élevages équins, de « vertuining » (jardinisation) par les amateurs de parcs et jardins, de « asfalting » (asphaltage) pour les terres prises pour construire des routes, et d’autres mots dans un dialecte incompréhensible pour l’Ardennais walloneux que je suis. Bref, les Flamands n’ont presque plus de surface agricole, et se font tirer les oreilles parce qu’ils élèvent hors-sol des quantités industrielles de cochons, de volailles et de vaches laitières, en attendant la Mer du Nord et le port d’Anvers qui vont bientôt les noyer avec le réchauffement climatique, grimacent-ils avec humour.

La pression sur les terres arables et les prairies ne faiblit pas en Wallonie non plus. Les voisins de Pairi Daiza ne me contrediront pas, et ceux d’autres zones dites « d’aménagement de ceci ou de cela »… Le pire, dans cette aventure, est la déconnexion entre la valeur d’usage et la valeur marchande des surfaces agricoles. Où va-t-on ? Je suis désolé de retourner le couteau dans la plaie, en invoquant ce désastreux constat, qui risque bien de donner le coup de grâce à notre agriculture. Les terres sont trop chères, dix, quinze, vingt fois trop chères et font le bonheur des héritiers, le malheur des fermiers. Les Grands-Ducaux hyper-friqués franchissent la Sûre-frontière sans le moindre état d’âme pour venir acheter les plus belles parcelles en Ardenne. Les sociétés de gestion agricole, -les intouchables du système, qu’il faudrait pourtant toucher- s’emparent de nos champs pour spéculer, capter les aides PAC et jouer les seigneurs féodaux protégés par les lois, qui ont droit de vie et de mort sur nos exploitations. Une société de biométhanisation loue des terres à prix d’or pour planter du maïs, dans la région de Libramont ; elle laboure des immenses prairies permanentes, explose ainsi ses émissions de gaz carbonique pour produire de l’énergie verte ! C’est à pleurer : tant d’imbécillité ! Dans certains villages, des pépiniéristes envahissent nos plateaux pour y planter des sapins de Noël. C’est la loi du plus fort qui prime, du plus riche, du plus vorace…

Ces pratiques relèvent de la « liberté d’entreprendre », tempère le milieu libéral capitaliste. « Entre-prendre » en effet, et sûrement pas « entre-respecter » ou « entre-donner » ! J’arrête ici la liste des misères faites à nos biens ancestraux, pour ne pas sombrer dans la déprime. Tous ces plans invasifs nous spolient de nos terres agricoles. Ils s’accomplissent chaque jour de manière effrénée, en toute impunité, moins violents mais tout aussi efficaces à long terme que les guerres de conquêtes, en Ukraine et ailleurs…

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