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«Les conséquences d’une disparition des cheptels ne doivent pas être prises à la légère…»

La crise sanitaire et le conflit russo-ukrainien nous ont fait prendre conscience de l’importance d’assurer notre souveraineté alimentaire. Or, l’Europe ne semble pas faire de l’agriculture une de ses priorités. Un constat inquiétant vu le rôle essentiel que jouent les agriculteurs et éleveurs en matière d’économie (emplois, indépendance vis-à-vis d’autres puissances mondiales…), d’alimentation (européenne mais aussi internationale) et d’environnement (préservation des prairies…).

Temps de lecture : 9 min

Le monde agricole, toutes spéculations confondues, ne cesse de connaître des perturbations. Légitimement, il se pose des questions quant à son avenir… Les éleveurs, plus particulièrement, s’inquiètent de la survie de leur profession lorsqu’ils voient baisser le nombre de cheptels et d’animaux élevés en Europe, y compris en Belgique. C’est dans ce contexte que l’Arsia a invité, lors de son assemblée générale du 9 juin dernier, Thierry Pouch, chef économiste aux Chambres d’Agriculture de France, pour un exposé sur le thème « Un monde en mutation, une Europe en turbulences : regards d’avenir pour l’élevage ».

Deux chocs successifs… et une prise de conscience

Et M. Pouch de poser les bases de ces turbulences dès l’entame de son propos : « Depuis trois ans, nous avons connu deux chocs successifs. Premièrement, l’apparition du virus du covid-19, dont la propagation a été plus rapide que les sciences et la politique. Ensuite, début 2022, le conflit russo-ukrainien, dont on ne sait ni quand ni comment il s’achèvera, est venu lui succéder ».

Ces deux événements ont mis au jour les limites de la mondialisation. En parallèle, ils n’ont pas été sans répercussion sur les marchés : l’inflation a fait son grand retour en Europe, alors même que l’on pensait en être protégé. « Vont-ils aussi accélérer ou, au contraire, ralentir les mutations auxquelles nous sommes actuellement confrontés et qui concernent directement le monde agricole ? », s’interroge-t-il encore.

Quoi qu’il en soit, tant la pandémie que la guerre ont fait prendre conscience à l’Europe qu’elle dépendait trop de l’extérieur et de ses partenaires commerciaux pour se soigner et se nourrir. Masques, respirateurs, protéines végétales (soja), gaz et pétrole, engrais (18 % des exports mondiaux sont russes), huile de tournesol (provenant à 80 % de Russie et d’Ukraine)… ne sont pas ou très peu produits sur le Vieux Continent. Les autorités européennes souhaitent donc mettre un terme à ces dépendances.

« On n’a jamais autant parlé de souveraineté alimentaire et énergétique que depuis ces terribles événements, alors que le sujet semblait être oublié des discussions. » De même, un vent de remise en cause de la mondialisation souffle à travers l’Europe.

Hausse des prix pour les agriculteurs et les consommateurs

Cela a été lourd de conséquences sur les prix des produits agricoles et alimentaires, qui ont atteint des sommets. Au point de dépasser les records enregistrés en 2008-2009, au plus fort de la crise financière qui balaya la planète. Heureusement, les récoltes céréalières ont été excellentes en 2022. Cela, conjugué à l’initiative céréalière de la mer Noire (NDLR : celle-ci a pris fin le 17 juillet et, à l’heure d’écrire ces lignes, n’a pas été renouvelée), a permis de faire baisser les cours du blé.

Ce recul des prix a quelque peu soulagé les éleveurs, mais a été accueilli moins favorablement par les céréaliculteurs… Thierry Pouch fait cependant preuve de réalisme : « Les cours des aliments pour animaux rediminuent, mais demeurent élevés ».

«L’Europe ne peut s’engager vers la sobriété et doit continuer à produire. Nous ne sommes pas seuls: nous devons approvisionner les pays qui ne sont pas en mesure de satisfaire leurs besoins alimentaires», martèle Thierry Pouch.
«L’Europe ne peut s’engager vers la sobriété et doit continuer à produire. Nous ne sommes pas seuls: nous devons approvisionner les pays qui ne sont pas en mesure de satisfaire leurs besoins alimentaires», martèle Thierry Pouch. - J.V.

Quant à l’inflation, dont on a déjà signalé qu’elle était à nouveau bien présente, elle s’élevait à 7 %, en avril 2023, dans la zone euro. Cette moyenne cache néanmoins des extrêmes importants : 3 % en Belgique… et 24 % en Hongrie. En France, pays d’origine de notre orateur, un taux d’inflation de 15 % a été constaté pour les denrées alimentaires. Sans surprise, cela s’est répercuté sur le comportement de nos voisins.

« Les consommateurs diminuent leurs volumes d’achat et vont au premier prix. De ce fait, ils délaissent les labels de qualité et les produits bio. » Ce qui se ressent en aval des filières… Résultat : en France, des déconversions ont été observées suite à une inadéquation entre l’offre et la demande en denrées bio. Et ce, alors qu’à travers le Pacte Vert, l’Europe souhaite accroître la proportion de terres agricoles sous régime bio.

Faire de l’agriculture une priorité

Ces tendances s’inscrivent dans un contexte déjà délicat pour le monde agricole. Tant en France qu’en Belgique, les statistiques montrent que le nombre de fermiers diminue d’année en année, toutes spéculations confondues, tandis que tant leur âge moyen et la taille des exploitations augmentent.

« Quelle politique adopter pour attirer les jeunes vers le métier d’agriculteur et renouveler les populations ? », se demande M. Pouch.

Et de déplorer que l’on se détourne du secteur agricole dans nos pays européens alors même que la période actuelle montre que l’agriculture est redevenue une priorité pour un certain nombre d’autres nations, vu l’importance de produire ses propres aliments. « Cela peut constituer une source d’attractivité pour les jeunes qui désirent exercer ce métier et répondre aux défis de demain. » Car ceux-ci sont nombreux : si l’agriculteur aura toujours un rôle nourricier à jouer, il devra aussi assurer d’autres fonctions : production de biomasse, production de molécules biosourcées, production de bioénergie, préservation de la biosphère…

Toutefois, si l’agriculture et l’autonomie alimentaire tendent à redevenir des priorités, le secteur de l’élevage est de plus en plus fréquemment pointé du doigt. La consommation de viande et de produits laitiers est en recul, les accusions relatives aux émissions de gaz à effet de serre sont légion… Et certaines recommandations ne plaident pas en faveur de ce secteur déjà malmené.

À titre d’exemple, un rapport de la Cour des Comptes française, publié en mai dernier, prescrit de réduire drastiquement le cheptel bovin, de 37 à 39 % d’ici quelques années. « Pourquoi ? Car, estime la Cour, les aides publiques allouées aux éleveurs bovins ne sont pas économiquement efficaces. Selon la Cour toujours, restreindre le cheptel permettrait d’accroître le montant des aides par éleveur, tout en respectant les recommandations du Giec sur les émissions de gaz à effet de serre. »

Thierry Pouch pointe néanmoins que si le consommateur ne réduit pas ses achats de viande, la consommation globale de produits carnés n’évoluera pas ; ni à la hausse, ni à la baisse. Avec pour conséquence une reprise des importations ce qui, en termes d’émissions de gaz à effet de serre, est loin de répondre aux objectifs climatiques actuels.

Marteler les effets positifs de l’élevage

Le secteur de l’élevage fait face à de nombreux défis. Avant de les aborder, l’économiste en chef rappelle qu’autrefois, l’intensification des élevages en Europe était synonyme de progrès, de productivité, de satisfaction des besoins alimentaires et de performances des exploitations agricoles.

« Aujourd’hui, ce secteur est stigmatisé et victime d’une perception négative généralisée : contribution au réchauffement climatique (émission de gaz à effet de serre), concurrence dans l’usage des surfaces et des productions végétales (plus de végétaux versus moins d’animaux), perte de biodiversité, pathologies nutritionnelles, bien-être animal… »

De l’autre côté de la barrière, Thierry Pouch insiste fortement sur les rôles positifs que joue l’agriculture dans le monde, et pousse tout un chacun à les faire connaître au plus grand nombre. « L’agriculture et l’élevage subviennent aux populations pauvres dans plusieurs régions du monde, tant en protéines végétales qu’animales. Ils répondent à une demande en croissance, en Asie particulièrement où la consommation de viande ne cesse de croître. »

N’oublions pas que les éleveurs sont des producteurs de fertilisants pour les cultivateurs. Ils contribuent également à la production de protéines animales de haute qualité indispensables et difficilement substituables (lait infantile, viandes…).

L’élevage est encore source d’emploi, en amont et en aval de la ferme : producteur d’aliments et d’intrants, transformateurs, commerces, vétérinaires… Ajoutons encore qu’il façonne nos paysages (« Que faire des prairies sans élevage ? »). Et la liste pourrait encore s’allonger…

Où irons-nous si le secteur de l’élevage venait à disparaître ? « Les conséquences d’un tel scénario ne doivent pas être prises à la légère… Une baisse de la production, à consommation constante, entraînerait un accroissement des importations, comme déjà signalé. En parallèle, qu’en serait-il de l’entretien des paysages ? Quelles seraient les conséquences sur les structures d’accompagnement publiques et privées ? Quelle direction prendront les structures d’enseignement supérieur ? Qu’adviendrait-il de la profession de vétérinaire ? » Autant de questions qui permettent de comprendre que les répercussions d’une telle situation ne se limiteraient pas aux portes de la ferme.

Tenir compte du reste du monde

S’intéresser à l’Europe est une chose, mais il convient aussi de jeter un œil au reste du monde. Thierry Pouch livre, à ce sujet, une analyse interpellante.

Une carte mondiale des terres cultivées montre, en effet, que très peu de pays en disposent. L’Europe, la Russie, les États-Unis, l’Inde, l’est de la Chine, l’est de l’Australie et une petite partie de l’Afrique centrale se distinguent par leur disponibilité en parcelles cultivables. Une seconde carte, axée sur la croissance démographique, témoigne que les régions du monde où la population est amenée à croître fortement sont celles qui ne se distinguent pas par leur disponibilité en terres agricoles, à l’exception de l’Inde. « Cela donne une idée des régions qui ne parviennent pas à satisfaire leurs besoins alimentaires et feront face à des besoins toujours plus grands dans les années à venir. »

Par ailleurs, selon les statistiques de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (Fao) et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (Ocde), la consommation de viande, et en particulier de volaille, ne va pas diminuer, que du contraire… « Elle s’affiche en hausse en Asie, en Amérique latine et même en Europe, pour des raisons économiques (croissance du pouvoir d’achat) et sociologiques. »

« Pour ces différentes raisons, l’Europe ne peut s’engager vers la sobriété et doit continuer à produire. Nous ne sommes pas seuls : nous devons approvisionner les pays qui ne sont pas en mesure de satisfaire leurs besoins alimentaires. À la fois par commerce ou solidarité, mais aussi pour maîtriser certaines conséquences géopolitiques de la faim telles que les conflits, les migrations massives… »

Dans un monde en contradiction

L’économiste, in fine, résume son propos en constatant que l’on fait actuellement face à une accumulation de contradictions, qu’elles soient économiques, politiques ou internationales. Agir sur l’une des composantes a des répercussions sur les autres.

Et d’estimer que nous sommes en plein processus de « destruction créatrice » : « Un modèle productif s’essouffle, un nouveau est en gestation… mais demeure mal identifié, tant du côté des acteurs qui s’y retrouveront que des finalités qui seront poursuivies. »

Bien que l’entreprise soit difficile, il tente de conclure : « La pandémie et la guerre en Ukraine ont entraîné un bouleversement de la mondialisation et une prise de conscience de l’importance d’assurer sa souveraineté alimentaire. Elles ont montré que les réponses politiques de l’Europe étaient parfois mal ajustées et peu collectives. La gouvernance climatique, quant à elle, révèle son impensé géopolitique, se heurte à l’inflation et à l’importance de l’alimentation et, donc, de l’agriculture. ».

« Mais, à l’heure actuelle, on ne peut plus raisonner en termes purement agricoles – que ce soit en matière de disponibilité et usage des terres, de l’eau, de l’énergie et des aliments –, compte tenu des variables démographiques, économiques, sanitaires, environnementales… »

Dans ce contexte, l’Europe saisira-t-elle les opportunités qui se présentent à elle pour assurer sa souveraineté alimentaire mais aussi le futur de son agriculture ? Seul l’avenir nous le dira…

J. Vandegoor

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