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Puzzle éclaté

Ces dernières semaines, on a décidément beaucoup entendu parler d’agriculture : à la télévision, dans la presse écrite, sur la toile internet ; dans les hémicycles des parlementaires belges et européens, les ministères, les bureaux des partis politiques, les universités, les syndicats agricoles ; dans les rues, les cafés du coin ; à la buvette du club de foot, dans la file d’attente d’une caisse de supermarché. Partout !

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Des millions de personnes débattent sur le sujet de manière péremptoire sans avoir, pour 99 % d’entre eux, jamais mis leurs pieds chaussés de bottes dans une étable, ni poigné dans une fourche ! C’est ahurissant ! Dites-moi, qui mieux qu’un coiffeur peut parler de cheveux ? Qui mieux qu’un médecin peut parler de santé humaine ? Qui mieux qu’un informaticien peut parler de digitalisation, de numérisation ? Cela coule de source ! Chacun son métier et les vaches seront bien gardées ! Pourtant, en dépit de tout bon sens, l’agriculture échappe à cette logique et tout un tas de gens pérorent sur notre métier alors qu’ils ne connaissent que quelques-unes des multiples facettes qui composent ses jeux de miroirs.

Les journalistes, ministres, citoyens lambda, se forgent chacun leur opinion au creuset de leur vécu, au feu de leurs intérêts, en y projetant leur propre vision fantasmée de l’agriculture, leur ressenti personnel. Leurs prises de position s’ancrent sur des statistiques, des vraies fausses vérités, des vidéos qui pullulent sur le web. Leur imagerie mentale se fourvoie dans des clichés, genre « Martine à la ferme » ou « L’amour est dans le pré ». Leurs certitudes se construisent à l’écoute de beaux parleurs qui les bombardent de notions issues de leur imaginaire, abstraites pour ces gens qui règlent nos destinées. Ils parlent de trente-six mille agricultures, comme l’a rappelé naguère JMP dans son billet humoristique sur l’agri-terminologie. C’est la confusion la plus totale, sans réflexion holistique ni approche systémique, deux notions impossibles à appréhender par tous ces non-agriculteurs.

Les agriculteurs non plus, ne parlent pas d’une seule et même voix, car chaque exploitation possède ses propres particularités, selon sa spéculation, son terroir, sa zone géographique. Le puzzle agricole multi-facettes est apparu au grand jour lors des interviews et des reportages à la télévision. Ainsi, la présidente de la Fwa, agricultrice dans une riche région de grandes cultures, s’est dite relativement satisfaite des avancées obtenues, un résultat au-delà de ses espoirs. Le président de la Fja, éleveur de bovins viandeux en pauvre Ardennes-Gaume, n’est que très partiellement convaincu et attend, au-delà des promesses, des faits probants. La porte-parole de la Fugea, agricultrice familiale en polyculture-élevage dans le Hainaut, a déploré les manœuvres politiciennes qui détournent les attentions des vrais problèmes, en chargeant les règles environnementales des pires maux alors que le défi des revenus est bien plus urgent à régler.

Le monde agricole est composé il est vrai d’exploitants aux intérêts souvent divergents. Si vous élevez des porcs ou des volailles, si vous engraissez des bovins, les cours bas des céréales vous ravissent, tandis qu’ils désespèrent les cultivateurs du Bon Pays. À l’inverse, si le blé fourrager atteint des prix astronomiques, les éleveurs sont pris à la gorge. Mais les uns ne feront pas de cadeau aux autres. De même, un agriculteur sans repreneur et proche de la retraite se réjouit de la cherté des terres agricoles, des montants élevés des locations qu’on lui propose, tandis qu’un jeune fermier sera à l’inverse fort déconfit et ne pourra concurrencer d’autres agriculteurs mieux nantis. Ici non plus, pas de cadeau entre paysans… Le petit est toujours écrasé par le gros.

Lors d’un reportage télé, un agriculteur de la Hesbaye liégeoise a prétendu (sottement) que les 4 % obligatoires de zone non productive lui faisaient perdre 10.000 €/an. Mathématiquement, il gagne donc 25 fois plus sur l’ensemble de son exploitation (100 %), soit 250.000 €/an, 20.833,33 €/mois ! Un autre reportage a présenté une ferme laitière qui dégage 50.000 €/an de revenu, grâce à une gestion très sobre, sans emprunt aucun, en utilisant du matériel amorti, en pratiquant l’auto-construction des bâtiments d’élevage. Un troisième a affirmé ne gagner que 2 à 3 €/heure sur sa ferme géante hyper équipée. Les téléspectateurs peinent à voir clair dans les problèmes agricoles, tant la disparité des situations est grande au sein de notre profession. Les gens sont de moins en moins persuadés des difficultés financières des fermiers. Sont-ils riches, ou pauvres ? N’engagent-ils pas une partie de poker menteur ?

Plus que jamais, notre agriculture ressemble à un puzzle éclaté par un coup de poing géant. Les pièces volent dans tous les sens, et les plus petites se perdent. Des gens qui n’y connaissent rien, d’autres de bonne volonté mais qui projettent leur conception personnelle et soignent leurs intérêts plus ou moins consciemment, sont occupés à essayer de remettre tout cela en place, sous le regard perplexe d’une société totalement ignorante des réalités paysannes, une société du 21e siècle qui ne désire au fond que du pain et des jeux : du pain produit n’importe comment, pourvu qu’il les nourrisse bien, et à bon compte. Le reste n’est que manipulation et agencement du puzzle agricole, sans cesse dispersé par des mains maladroites et avides…

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