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Faute de combattants…

Ce doit être angoissant, consternant, affolant pour une entreprise de voir ses fidèles clients cesser leurs activités, l’un après l’autre, de se voir grignoter inexorablement son fonds de commerce ! Dès lors, je plains sincèrement les nombreuses officines administratives para-agricoles en perte d’affiliés ; elles sentent leur base s’effriter sous leurs pieds ; elles constatent avec (un possible) effroi la disparition des fermes, l’une après l’autre, tic tac, tic tac, sans que l’hémorragie ne donne des signes tangibles de se tarir… Que vont devenir les employés de la Fwa, la Fugea, Natagriwal, Protect’eau, l’Arsia, l’Awe et toutes les autres, quand le dernier fermier aura glissé sa clef sous le paillasson ?

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Apparemment, ces associations n’ont pas l’air de trop s’en tracasser. Elles poursuivent leur fuite en avant, redondante et ronronnante. La perte chaque année de quelques pourcents de leurs assujettis, de leurs cotisants, ne les empêche pas semble-t-il de dormir, le moins du monde ! Se remettent-ils en question ? Sortent-ils de leur zone de confort ? Réfléchissent-ils à leur futur, plutôt sombre à moyen terme ? Ils s’en fichent ! Que feront-ils dans dix ans, par exemple, quand le nombre en milliers d’agriculteurs se comptera en Wallonie sur les doigts d’une main sans pouce ? Il faudra leur inventer d’autres métiers, les replacer à gauche et à droite…

Car les chiffres sont là, impitoyables, intolérables ! Il faudrait être aveugle ou analphabète pour ne pas les lire dans les rapports statistiques. En 2021, il restait 12.728 exploitations en Wallonie, sur 27.317 recensées en 1992. Oups ! Sur ces 12.728, combien sont-elles à faire vivre leur exploitant à temps plein ? Six, sept, huit mille ? Si l’on retire les fermes à temps partiel, les pensionnés qui gardent quelques bêtes, les sociétés agricoles de gestion, les élevages de loisirs, il ne reste qu’un nombre ridiculement faible de « vrais » fermiers. C’est mathématique, depuis 1895, le nombre des exploitations agricoles se divise par deux en Belgique tous les vingt ans ! Et ça continue, encore et encore ; c’est que le début, d’accord, d’accord. Et t’entends, à chaque fois que tu respires, comme un bout de tissu qui se déchire.

Les publications agricoles syndicales, les comptes-rendus des Arsia, Awe & Cie, devraient être couverts d’articles qui traitent de ce sujet crucial, de cette tragédie que nous vivons en direct : la disparition de l’agriculture familiale à taille humaine ! Est-ce le cas ? Mais non, pas du tout ! Seuls les domaines politiques, administratifs, agronomiques, sanitaires, technologiques et financiers sont explorés. Les ressources humaines en perdition sont évoquées de manière anecdotique, comme un fait acté pour de bon, une fatalité dont il convient de s'accommoder. Aucune empathie de leur part, ou alors le minimum syndical… Les officines para-agricoles, les ministères et les administrations devraient pourtant s’en émouvoir, chercher des solutions, creuser le cerveau de leurs petits génies technocrates qui nous pondent chaque jour de nouvelles directives pleines d’imagination. Avant, la situation était grave, mais pas désespérée ; aujourd’hui, la situation est désespérée, mais ce n’est pas grave, peut-on déduire de ce qu’on lit et entend de la part de ceux qui tiennent nos fermes entre leurs mains.

Dans leurs communications, on se soucie surtout de toutes les bricoles attachées à la réforme de la PAC ; on explique et dicte les marches à suivre pour « être en ordre » ; on évoque les crises existentielles de notre société insouciante et dépensière : énergie, climat, insécurité géopolitique, etc. On y fait l’apologie de l’ultralibéralisme, d’une agriculture performante à n’importe quel prix environnemental et social. Que les cultos disparaissent, bof, tant pis, on en parle très peu. Au moins, on ne les entendra plus se plaindre, c’est déjà ça ! Cet anéantissement ne tardera plus, de toute évidence. Ces associations, prêtes à perdre sans état d’âme leurs derniers affiliés, ont-elles conscience de l’âge moyen des agriculteurs en Wallonie ? 58 ans ! J’ai bien dit cinquante-huit ans ! Autant dire que notre avenir est derrière nous… Dans notre commune ardennaise, cette moyenne dépasse largement les 60 ans ! On nous impose cependant la numérisation, la digitalisation des mille et un formulaires à remplir, l’identification des animaux et les déclarations PAC, comme si nous avions encore un cerveau informatique de vingt ans. Je voudrais les voir, ces petits malins, traire le colostrum d’une vache à la main, manipuler un taureau d’une tonne ou agneler une brebis !

Les chiffres sont dans le rouge, c’est tout simplement désastreux ! Seule une ferme sur cinq considère disposer d’un successeur potentiel. Le nombre des bovins détenus en Wallonie est passé de 1.524.995 en 1992 à 1.031.193 en 2022 ! Moins 32,4 % ! Oups ! J’arrête ici le décompte, il est trop déprimant et démontre à quelle vitesse la situation se dégrade, à quel point le tissu paysan se déstructure au fil des ans, est élimé par les crises, se fragilise. Les employés des administrations et de toutes ces associations en sont-ils bien conscients ? Derrière les nombres et les numéros désincarnés qu’ils gèrent sur leur ordinateur, vivent et meurent des êtres humains qui respirent et œuvrent à produire de la nourriture : des gens mal payés, déconsidérés, infantilisés, manipulés, qui vivent pourtant leur métier avec passion.

On prête au Général de Gaulle les propos suivants, dans les années 1960 : « Le problème paysan, c’est comme celui des anciens combattants : tous les jours il en disparaît, si bien que la question va se régler d’elle-même ! ». Il ne croyait pas si bien dire ! Faute de combattants, notre agriculture familiale est occupée à disparaître, dans une indifférence quasi générale. Elle entraînera dans sa chute tout un écosystème administratif, lequel était censé nous « aider », nous « conseiller », nous « défendre ». Ce système évoluera sans nous ; leurs employés seront recyclés, bonne chance à eux, sans doute pour s’occuper, si on veut bien d’eux, des sociétés agro-industrielles qui occuperont le terrain perdu à jamais par la paysannerie, si peu soutenue par ceux-là mêmes qui se sont arrogés le droit de diriger nos destinées !

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