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Quand l’intelligence artificielle valorise les données d’élevage pour générer de l’information

Gagner 30 jours de décisionnel en élevage laitier, c’est une petite révolution pour le secteur. C’est la première promesse de la valorisation des données récoltées en ferme par l’intelligence artificielle (IA). Léonard Théron, Dr vétérinaire et co-fondateur de la start-up Rumexperts, se plaît à qualifier l’outil de stéthoscope numérique de l’exploitation. C’est l’un des exemples concrets où l’IA est mise au service de l’agriculture réelle. Rencontre.

Temps de lecture : 8 min

Si l’agriculture est avant tout productrice de matières premières, elle est aussi, grâce à l’innovation – et la digitalisation de surcroît –, grande émettrice de données. En élevage, celles-ci sont encore souvent sous-valorisées par l’agriculteur. Léonard Théron : « Au cours de ma carrière, je suis allé dans de nombreuses fermes où l’ensemble des données relatives aux animaux reçues par l’éleveur se trouvait religieusement dans le tiroir de la cuisine. Il paie donc un service pour lequel il n’en fait pour ainsi dire rien. »

C’est d’autant plus dommage que ces données sont non seulement valorisables par l’agriculteur mais aussi par l’ensemble de l’équipe qui travaille autour de sa ferme : son agronome, son nutritionniste, son ou ses vétérinaire(s), son conseiller génétique… Pour le vétérinaire, c’est désormais clair, « aujourd’hui, la responsabilité de la valorisation de la donnée n’incombe donc plus uniquement à l’agriculteur ».

 

Prédire plutôt que subir

Pour développer ses outils numériques, l’équipe de Rumexperts est partie d’un postulat. « Pendant près de 10 ans, nous avons utilisé les données d’élevage pour permettre à l’éleveur de prendre des décisions, et souvent a posteriori. Nous arrivions en ferme, et face à l’historique des données, nous nous rendions compte qu’un problème était survenu bien en amont de la situation. » Or, l’intérêt serait autrement plus grand si celles-ci pouvaient être utilisées de manière prédictive, un peu à la manière de la météo. « Ces données ont toute la confiance des utilisateurs, en particulier des agriculteurs. »

Sur la notion de confiance, le vétérinaire prend un autre exemple : « Pour établir un diagnostic, les praticiens doivent aussi faire confiance à leurs sens, leurs connaissances et leur expérience quand ils auscultent un animal. C’est un outil mis au point au 18e siècle et qui reste un instrument de base encore de nos jours. »

L’utilisation de ces données prédictives trouve aussi un écho dans les parcs zoologiques, où les animaux qui ont une très grande valeur subissent chaque semaine une prise de sang pour anticiper la survenue d’une maladie. « Moi, qui suis formé à soigner des animaux malades, j’étais très surpris de voir que dans ces parcs, on fait tout, grâce aux prélèvements, pour éviter de les voir tomber malades et de devoir les soigner », explique Léonard Théron.

« Au quotidien, nous utilisons notre stéthoscope, nos mains et les données d’élevage pour soigner l’animal. Aujourd’hui, si on ausculte un animal pour une caillette, sa valeur est déjà nulle. » Il s’explique « On va bien sûr sauver l’animal, avec intervention chirurgicale, mais le lait que l’animal produira ne remboursera pas les coûts inhérents, par l’intervention chirurgicale, et la perte complète de production de l’animal. Nous sommes dans un monde où, pour nous vétérinaires, soigner un animal d’élevage (bovins) est déjà trop tard. »

Note importante : dans sa vision, la start-up part du principe qu’à l’avenir, on va continuer à traire puisque le lait et ses dérivés devraient représenter un tiers des aliments dans le futur.

« La donnée n’a de la valeur que lorsqu’elle génère de l’information »

La problématique de la donnée aujourd’hui réside dans son accès ! « Nombreux sont ceux à en avoir beaucoup. Si certains peuvent penser qu’en avoir beaucoup confère du pouvoir ; en réalité la donnée ne prend de la valeur que lorsqu’elle génère de l’information. Raison pour laquelle notre équipe a voulu créer un stéthoscope numérique au départ des données d’élevage. »

Au départ, ça peut être très facile, en travaillant avec de l’algorithmique simple pour surveiller la « data ». « Nous avons eu la chance d’avoir la confiance de nombreux organismes en Belgique qui nous ont autorisés, avec l’accord des éleveurs individuellement, à créer une plateforme qui permet de centraliser des données de démographie, d’analyses individuelles du contrôle laitier, des données d’analyse collective du tank à lait, des données issues d’Agromet, notamment, et donc de générer une identité numérique de la ferme au départ de tous ces « stream », soit des flux de données. »

« Jusque-là, nous tirions un certain nombre de valorisations, notamment un tableau de bord qui permettait à l’éleveur d’avoir sur un certain nombre de caractéristiques, ses valeurs moyennisées, des graphiques qui lui permettaient en temps réel de voir où il en est. Mais, par l’utilisation de la plateforme, nous nous sommes très vite rendu compte que l’algorithmique simple était déjà de l’intelligence artificielle. En effet, entre le moment où l’on prend une décision dans une ferme et le moment où la donnée a commencé à varier, il s’étale dans nos données 30 jours. Cela signifie que si le système est capable d’informer l’éleveur d’une variation suffisamment tôt, il peut réduire de 30 jours le décisionnel par rapport à une pathologie. Cela n’a l’air de rien, mais laisser une pathologie s’installer sur un animal de production induit un déficit de 3 à 4 mois en production. »

Seconde observation : l’intelligence artificielle permet d’identifier des variations par rapport à l’identité du fermier, soit le propre de « son » de l’exploitation. Quand celui-ci devient anormal, le système a notamment pu détecter des pics de germes au niveau des données du lait de tank qui sortaient de leur moyenne habituelle. « Cela nous a permis d’anticiper de 60 à 70 jours des pannes comme celles de chauffe-eau). Le système l’a détecté bien avant que l’éleveur ne prenne une pénalité. »

Voilà donc deux exemples de valorisations purement algorithmiques.

Actuellement, 60 % des élevages laitiers sont éligibles à l’IA, ce qui est déjà, selon L. Théron, une petite révolution.
Actuellement, 60 % des élevages laitiers sont éligibles à l’IA, ce qui est déjà, selon L. Théron, une petite révolution.

De l’algorithmique simple au « deep learning »

Grâce au programme Digital Wallonia, la start-up a voulu aller plus loin. « Nous avons eu l’opportunité de collaborer quelques mois avec Delaware, une entreprise spécialisée qui fournit des solutions et des services TIC (technologie de l’information et de la communication) avancés. » La collaboration a permis de travailler sur un modèle plus complexe. « On se fait une montagne de l’IA mais une fois que les données sont de qualité, et que nous sommes bien entourés, cela va assez vite. »

Différentes analyses ont été réalisées. Deux d’entre elles ont été très concluantes (pour le taux de matière grasse du lait), à savoir l’analyse de la saisonnalité de la graisse contenue dans le lait ainsi que l’analyse de la corrélation entre l’urée et les cellules au cours de l’année.

La 1ère chose que l’on observe : les grandes saisonnalités dans la donnée et l’absence de lien entre l’urée et le taux cellulaire. A contrario, les éleveurs soumis à une forte variabilité de l’alimentation peuvent subir une montée de mammites. « Nous avons donc voulu créer un système pour essayer de les détecter sur base de trois paramètres : la prédiction du taux de matière grasse (car elle a une fonction économique au niveau de la ferme et également sur l’alimentation), la prédiction du lien entre l’urée et les cellules, et la prédiction du nombre de cellules dans le lait. »

Si l’idée est d’avoir des prédictions sur l’ensemble des cheptels, faut-il encore que les exploitations soient éligibles à l’IA et pouvoir le déterminer ? Est-ce qu’une ferme se comporte bien pour faire de la production ? « Nous avons utilisé toutes les données dont nous disposions et pour ce que nous recherchions, le troupeau était le meilleur marqueur pour lui-même. »

Au final, seuls 50 à 60 % des fermes sont éligibles à l’IA, mais pour Léonard Théron, pouvoir faire de la prédiction grâce à l’IA dans 60 % des fermes, c’est déjà une révolution ! »

En fonction de la distance dans le temps pour laquelle nous voulons prédire, on a plus ou moins de précision. Évidemment, plus on se projette dans le futur, moins la prédiction sera précise mais l’expérience montre que trois observations dans le futur sur une donnée de lait de tank permet, avec une précision de 85 %, de regarder 10 jours en avant la valeur, ou potentiellement les impacts économiques, pour le fermier.

Le modèle de « deep learning » prédit donc avec une erreur de 5 à 10 % sur 9 jours pour la majorité des troupeaux. Grâce à la collaboration de tous les acteurs, et la mise à disposition des flux, notamment par la plate-forme WallEsmart, il est dorénavant possible d’envoyer une prédiction sur un certain nombre de biomarqueurs du lait : matière grasse, taux d’urée…

Aujourd’hui, les data restées longtemps en base de données peuvent donc être traitées de façon commerciale, en collaboration avec les acteurs du secteur et les agriculteurs.

« Pour nous, les premiers clients de cette plateforme ne sont pas nécessairement les agriculteurs mais ceux qui les encadrent, c’est-à-dire que pour la MG du lait, il s’agit des fabricants d’aliments, les nutritionnistes… Nous avons donc pour ce paramètre des professionnels qui peuvent alerter leur client en amont des problèmes et en vue de prendre des décisions beaucoup plus précoces au niveau de la ferme.

Gagner 30 jours

À l’heure actuelle, la combinaison des méthodes permet une prédiction à 30 jours : l’algorithmique simple a permis de gagner 20 jours, quand le deep learning en permet 10 supplémentaires. « Trente jours de décisionnel sur une année c’est important ! », affirme le scientifique. « Économiquement, cela peut permettre beaucoup de choses : des animaux qui ne tombent pas malades, une économie en utilisation de médicaments et davantage de bien-être. »

« Notre responsabilité en tant que fan de technologies, c’est justement de les vulgariser suffisamment et de les mettre à disposition des utilisateurs pour optimiser le bien-être des animaux (et donc celui de l’éleveur), c’est d’ailleurs ce que la société attend », conclut Léonard Théron.

P-Y L.

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