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Charlotte Thomas, gardienne des saveurs de la Gaume

La Gaume, ce livre ouvert au soleil bas, où les prairies s’allongent comme des chats et les forêts boivent la lumière jusqu’aux soirs d’automne. L’hiver, la brume pose son voile sur les toits, et l’odeur du bois brûlé s’invite aux fenêtres. C’est dans ce climat tempéré par la patience de ses habitants qu’est né le saucisson gaumais : un hachis de porc pur, fumé légèrement, séché juste assez pour garder sa souplesse.

Temps de lecture : 8 min

Héritier des gestes d’antan, ce produit et ses déclinaisons ont traversé les générations comme un fil rouge reliant les cuisines familiales aux ateliers d’aujourd’hui, jusqu’à obtenir, en 2024, la reconnaissance européenne d’une Indication Géographique Protégée (IGP). Une consécration portée par Charlotte Thomas, qui préside aujourd’hui aux destinées des Salaisons éponymes, l’entreprise fondée par sa famille.

Dans le fumoir, le temps a une odeur

Un rideau d’air tiède chargé de senteurs de bois s’échappe de la porte du vaste atelier. À l’intérieur, dans la lumière filtrée, de lourds saucissons pendent comme des fruits d’hiver, leur croûte rouge sombre constellée de fines traces de sel. Charlotte Thomas passe entre les rangées, vérifiant du bout des doigts la tension d’un boyau. «Ici, tout est fait maison, de l’arrivée des épaules de porc au départ des caisses. On maîtrise l’ensemble du processus ».

Dans cet atelier de Houdemont, dans l’entité de Habay, rien n’échappe au regard. Chaque étape cache un savoir-faire transmis et affiné depuis trois générations.

Une histoire de famille et de territoire

La maison Thomas naît en 1943, quand André, le grand-père, ouvre sa boucherie à Habay-la-Neuve. Le père de Charlotte développe la « cheville » puis la production en gros. En 1997, avec son épouse, il construit un atelier agréé au niveau européen : « Cela voulait dire qu’on pouvait vendre partout en gros », résume Charlotte.

Une fois son diplôme d’ingénieure de gestion en poche, elle part se former ailleurs. Paris, Haute-Savoie, Italie : « J’ai appris la patience du jambon à l’italienne, sel limité, séchage à froid, douze mois minimum ». En 2004, elle reprend l’affaire familiale, décidée à conjuguer la rigueur acquise à l’étranger et les traditions gaumaises.

Vingt ans de combat administratif et culturel

En 2001, la Gaume obtient sa première IGP pour le pâté gaumais. «Mon père avait mené ce dossier avec Georges Behin, une figure historique de la région. Il a fallu remonter au début du

XXe siècle, retrouver des témoignages, prouver que cette recette était vraiment du cru », rembobine l’entrepreneure.

L’idée de protéger le saucisson gaumais suit rapidement. Mais le chemin est long. Pendant vingt ans, les producteurs cherchent dans les archives les preuves de l’ancienneté du produit : on retrouve trace du «saucisson de Virton » en 1911, du «saucisson du Pays» en 1913, ou de la «saucisse gaumette» en 1928.

La commission européenne exige aussi la démonstration du lien entre produit et territoire: relief en cuesta, sols calcaires jaunes, climat plus ensoleillé et sec que l’Ardenne voisine mais toujours froid et humide en hiver. Des conditions idéales pour un séchage rapide, sans dessécher la viande.

En juillet 2024, après trois mois de publication au Journal officiel de l’UE et aucune opposition, l’IGP est enfin accordée.

Saucisson, pipe, collier et baudruche

Le saucisson gaumais se décline en quatre formes principales, chacune avec ses spécificités. La plus fine, appelée pipe, est droite et ne dépasse pas 30 millimètres de diamètre. Elle pèse entre 60 et 140 g, présente une teneur en gras légèrement plus élevée que les autres (jusqu’à 30 %) et son hachage moyen à gros grain lui donne un caractère rustique. Son séchage est court, au minimum quatre jours, ce qui en fait une pièce souvent destinée à la cuisine, comme dans la traditionnelle « touffaye», une préparation mijotée à base de pommes de terre, d’oignons et de viande. Le tout est longuement cuit à l’étouffée, d’où son nom, issu du verbe «étouffer », jusqu’à obtenir une texture fondante et parfumée.

Le cahier des charges est précis: viande maigre et gras de porc (maximum 25 %, ou 30 % pour la pipe), sel, poivre, aromates comme l’ail, la muscade ou le thym. Interdiction de viande séparée mécaniquement, de boyaux colorés. Toutes les étapes (embossage, égouttage, étuvage, fumage, séchage) doivent se dérouler en Gaume.
Le cahier des charges est précis: viande maigre et gras de porc (maximum 25 %, ou 30 % pour la pipe), sel, poivre, aromates comme l’ail, la muscade ou le thym. Interdiction de viande séparée mécaniquement, de boyaux colorés. Toutes les étapes (embossage, égouttage, étuvage, fumage, séchage) doivent se dérouler en Gaume. - M-F V.

Vient ensuite le collier, formé en arc fermé, d’un diamètre de 30 à 50 millimètres. Plus charnu, il affiche un poids compris entre 200 et 600 g et une teneur en gras limitée à 25%. Son séchage dure au moins cinq jours.

Le saucisson proprement dit est droit, avec un diamètre allant de 40 à 120 millimètres et un poids qui varie de 250 g à 2,5 kg. Comme le collier, il est limité à 25% de gras et requiert un minimum de cinq jours de séchage. Enfin, la pièce la plus imposante est la baudruche, de forme allongée, droite ou légèrement courbe. Son diamètre oscille entre 80 et 130 millimètres, pour un poids compris entre 2,5 et 10 kg. Embossée dans un boyau naturel de bœuf plus épais, elle demande un séchage long, d’au moins huit jours. Par sa taille et sa conservation, elle est considérée comme une pièce de prestige.

Toutes ces formes partagent les mêmes traits distinctifs : une composition de pur porc, mêlant maigre et gras dans un équilibre précis, un embossage réalisé dans des boyaux naturels non colorés, un fumage léger au chêne ou au hêtre qui parfume sans masquer, un goût légèrement acidulé, une texture à la fois onctueuse et granuleuse, et une fabrication intégralement réalisée sur le territoire de la Gaume.

Un produit façonné par la Gaume

Pour comprendre le saucisson gaumais, il faut d’abord situer son berceau. L’aire géographique couvre une partie de la Lorraine belge, au sud du pays : un patchwork de forêts de hêtres et de chênes, de prairies et de plateaux, ponctué de villages aux façades ocre. Le relief y est marqué par les cuestas, ces crêtes qui alternent avec des vallées douces. Le sol calcaire jaune emmagasine la chaleur du jour et la restitue la nuit, créant un microclimat propice au séchage.

Le climat gaumais se distingue de celui de l’Ardenne voisine: plus ensoleillé, moins venté, légèrement plus sec, mais toujours froid et humide en hiver. Cette combinaison subtile, un hiver assez froid pour limiter les risques sanitaires, un été lumineux mais non brûlant, a longtemps dicté les méthodes de conservation de la viande.

Dès le XIXe siècle, l’élevage porcin prospère ici. Les bêtes, nourries aux pommes de terre, aux céréales et aux glands ramassés dans les chênaies, étaient abattues entre la Toussaint et janvier. Dans les maisons, on fumait les salaisons directement dans la cheminée, au bois local de chêne ou de hêtre, les mêmes essences encore utilisées aujourd’hui.

Le saucisson gaumais hérite directement de ce savoir-faire : un hachage moyen à gros grain qui laisse apparaître le maigre et le gras, une fermentation rapide destinée à développer une acidité légère, un fumage discret qui parfume sans dominer et, enfin, un séchage court qui préserve à la fois l’onctuosité et une humidité élevée.

Cette maîtrise, transmise de génération en génération dans les boucheries-charcuteries locales, donne au saucisson gaumais un goût et une texture uniques : moins sec et moins intensément fumé que le Saucisson d’Ardenne, mais plus fumé que ses cousins lorrains français. Un équilibre que seule la Gaume, avec sa géologie, son climat et ses traditions, semble pouvoir offrir.

Une fabrication codifiée

Le cahier des charges est précis: viande maigre et gras de porc (maximum 25 %, ou 30 % pour la pipe), sel, poivre, aromates comme l’ail, la muscade ou le thym. Interdiction de viande séparée mécaniquement, de boyaux colorés. Toutes les étapes (embossage, égouttage, étuvage, fumage, séchage) doivent se dérouler en Gaume.

L’étuvage se fait entre 20 et 28°C, déclenchant la fermentation qui donne au saucisson sa légère acidité. Le fumage, obligatoire, est léger et exclusivement au chêne ou au hêtre. La durée totale, de quatre jours pour la pipe à huit pour la baudruche, est plus courte que pour le Saucisson d’Ardenne ou le fuseau lorrain, ce qui confère au produit une texture plus tendre et une humidité plus élevée (57 à 67 %).

De Houdemont à Copenhague

«Pour moi, avoir une IGP, c’est protéger notre territoire et notre savoir-faire. Et c’est un lien entre producteurs : petits et grands connaissent les difficultés des uns et des autres », dit Charlotte Thomas.

En 2001, la Gaume obtient sa première IGP pour le pâté gaumais. C’est le père de Charlotte qui amené ce dossier avec Georges Behin, une figure historique de la région.
En 2001, la Gaume obtient sa première IGP pour le pâté gaumais. C’est le père de Charlotte qui amené ce dossier avec Georges Behin, une figure historique de la région. - M-F V.

Les contrôles annuels sont réalisés par TerraCert, avec dégustations à l’aveugle. « C’est un gage de qualité. Les clients savent qu’ils ne sont pas roulés ».

À Houdemont, huit salariés travaillent à l’atelier, trois à la boucherie. Le porc vient des Flandres, par un fournisseur unique. Les produits se vendent dans la boucherie familiale, via des grossistes, dans des épiceries fines bruxelloises, au Luxembourg, et jusqu’au Danemark, où un épicier belge expatrié importe saucissons et jambons. À Bruxelles, on retrouve les jambons dans le célèbre restaurant « Comme Chez Soi » et à la fromagerie « Chez Catherine». «Ce sont des petites fiertés», sourit Charlotte pour qui l’IGP dépasse la gastronomie.

«Ce que je produis, je dois pouvoir le manger »

« Les touristes qui viennent voir nos forêts et nos étangs doivent aussi pouvoir repartir avec un peu de notre identité : du saucisson ou du pâté gaumais », affirme Charlotte Thomas. Elle évoque alors l’Association pour l’usage, la défense et la promotion du saucisson gaumais IGP (Udsg), qui entend inscrire ces produits dans le paysage touristique régional, des offices aux hôtels, en passant par les foires agricoles. Derrière cette initiative se dessine une ambition, celle de soutenir les jeunes artisans et faire des deux IGP, celle du pâté et celle du saucisson, des emblèmes culturels et gastronomiques de Habay et de toute la Gaume.

Puis la voix se fait plus intime, comme une règle de vie. « Si je ne peux pas manger ce que je produis, j’arrête ». Dans le fumoir, des baudruches reprennent leur balancement silencieux. Charlotte referme doucement la porte. Ici, tout respire la lenteur, la précision et la fidélité à un territoire qui, désormais, grâce à la force d’un label, s’imprime jusque dans chaque tranche de saucisson.

Marie-France Vienne

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