Happy Old Iron: 600 tracteurs… dont 400 en vente!
Geerkens est un nom bien connu dans le secteur des bâtiments agricoles et industriels. La destinée de Marc Geerkens dans cette entreprise de construction familiale semblait toute tracée. Et pourtant… Alors directeur de cette société comptant à ce moment pas moins de 200 collaborateurs, il décide de quitter son poste pour vivre de sa passion: les tracteurs anciens.

Nous avons pris la route d’Oudsbergen, commune de la campagne limbourgeoise, pour rencontrer cet entrepreneur atypique animé et guidé par ces vieilles mécaniques. Créateur de sa société d’achat-vente de tracteurs anciens, baptisée « Happy Old Iron », il est également à la tête d’une collection privée époustouflante.
À notre arrivée, nous empruntons une allée menant à une ancienne exploitation avicole. Nous nous garons face à l’un des bâtiments, entre un MB Trac 65-70 et trois tracteurs Lamborghini des années 60 dans leur livrée orange et bleue de l’époque. La porte entrouverte de ce qui était naguère un poulailler laisse entrevoir en enfilade des dizaines de tracteurs d’un autre temps, certains munis de roues en fer, qui y ont remplacé poules et poulets.
À notre descente de voiture, nous sommes amicalement accueillis par Lennert, le fils de Marc, en pleine intervention mécanique sur un John Deere d’avant-guerre. Il nous fait traverser la cour, vers le bureau où nous attend son père. Avant d’y pénétrer, notre regard est attiré par un impressionnant tracteur articulé Massey Ferguson 4840. Nos premières impressions sont on ne peut plus claires : nous nous trouvons dans un endroit hors du commun et il nous tarde d’entamer la discussion avec le propriétaire des lieux.
Aux origines d’une passion… et d’un nouveau métier
Marc est assis devant son ordinateur sur l’écran duquel s’affichent des photos de tracteurs ancêtres mais aussi un tableau Excel recensant les caractéristiques de chacun des engins. Ce tableau est son outil de travail central, et il faut bien convenir qu’il est plus que nécessaire pour gérer ce vaste parc de matériel qui compte pas moins de 600 tracteurs, dont 400 environ destinés à la vente.
Les bruits des moteurs de tracteurs ont bercé son enfance et son adolescence, comme il en témoigne. « Dans le cadre de l’entreprise de construction, mon papa possédait une ferme expérimentale dans laquelle il testait les nouvelles solutions en matière de bâtiments agricoles et d’équipements d’étables pour bovins et porcs qu’il proposait à la vente. J’ai beaucoup travaillé dans cette ferme et y ai appris à conduire un tracteur. Il s’agissait alors d’un Massey Ferguson 165, dont la relève fut assurée par un International 1246, lui-même ensuite remplacé par un Fendt 612. J’appréciais beaucoup les heures passées au volant de ces trois tracteurs. »
Jeune adulte, Marc prend du service dans la société familiale. C’est aussi à cette période qu’il achète sa maison, bordée d’un terrain de quatre hectares sur lequel il décide de faire paître des moutons. Le besoin d’un tracteur se fait sentir pour entretenir cette propriété et Marc se met alors à la recherche d’une bonne occasion. « C’est en lisant le journal que je découvre qu’un Fendt, annoncé à 25 ch, est à vendre à quelques encablures de chez moi. Je me décide à aller voir l’engin : il s’agit d’un Fendt F15, d’une puissance de 15 ch, soit 10 ch de moins que ce qui était mentionné dans l’annonce… Peu importe, il m’intéresse. Le marché est rapidement conclu avec le vendeur et me voici propriétaire de mon premier tracteur. »
Des recherches qui conduisent aux USA
Peu de temps après, Marc se rend dans une foire agricole en Allemagne où il découvre un livre qui marquera véritablement un tournant dans sa vie. « Je me baladais de stand en stand jusqu’à ce que je découvre une échoppe proposant des livres traitant de diverses thématiques agricoles. Parmi ceux-ci, certains étaient consacrés aux tracteurs. Je les feuillette et en découvre un dans lequel figure le Fendt F15. Je l’achète pour cette raison. Cet ouvrage, écrit par Armin Bauer, un auteur allemand bien connu dans ce domaine, retrace l’histoire d’une multitude de marques et modèles de tracteurs. Je dévore littéralement ce bouquin et commence à m’intéresser à l’histoire des tracteurs. C’est à ce moment que germe l’idée de créer ma propre collection. » Cette dernière s’articule essentiellement autour de marques allemandes telles que Deutz, Eicher, Ritscher, Fendt…
« Lorsque je discutais avec d’autres personnes et que je leur disais que je collectionnais les tracteurs allemands, ils m’apostrophaient souvent : « Ah oui, des Lanz et… ? ». Ce à quoi je répondais « Non, non, moi, je collectionne plutôt les « Et… ». En effet, alors qu’ils étaient en vogue dans le monde de la collection, les Lanz ne m’attiraient pas. Je ne souhaitais pas collectionner les mêmes véhicules que les autres. J’ai ainsi eu quelques tracteurs particuliers, à l’instar du porte-outils Claas Huckepack sur lequel pouvait notamment prendre place une moissonneuse-batteuse. »
Marc s’était par ailleurs fixé un double objectif : trouver les tracteurs les plus anciens possibles d’une part, chose difficile en Europe en raison des deux guerres mondiales au cours desquelles nombre d’engins ont été détruits, et d’autre part, acquérir un tracteur de prairie, un rêve pour lui à l’époque. « Au sujet de ce dernier, je m’étais renseigné pour en acheter un à un marchand belge mais j’avais jugé le prix de vente excessif par rapport aux tarifs pratiqués aux États-Unis, pays berceau de ce type de tracteur. »
Ce double objectif l’a poussé à se rendre lui-même aux USA pour tenter de dénicher l’une ou l’autre pépite. « J’ai donc entrepris ce premier voyage avec un ami et j’ai pu trouver le tracteur de prairie tant convoité : un Aultman Taylor de 1915 acquis dans le Dakota du Nord. En relativement bon état, il n’avait plus tourné depuis de nombreuses années mais sa remise en route s’est faite facilement, sans travaux conséquents. Il est actuellement exposé dans le musée d’un ami au Grand-Duché de Luxembourg. »
Une dizaine de tracteurs importée
Ce voyage aux USA était tout sauf improvisé ; importer de tels véhicules nécessite une préparation certaine. Marc tire profit de l’expérience qu’il a accumulée dans l’entreprise familiale. « J’étais effectivement déjà rompu à la gestion de projets et de problèmes. Le volet administratif d’une telle importation ne me faisait pas peur car j’avais des notions assez claires en matière d’import/export et sur le fonctionnement d’une agence en douane par exemple, sans oublier que je parlais quatre langues. Tout cela facilite évidemment grandement une telle expédition ».
La visite aux États-Unis ne se limite pas au seul Aultman Taylor. Au total, Marc y achète une dizaine de tracteurs, déjà avec l’idée d’en revendre l’un ou l’autre en Europe. Prévoyant, il avait prévu une solution de transport dès avant son départ de Belgique : les deux tracteurs les plus imposants ont pu prendre place directement sur un bateau, tandis que les autres sont revenus à bord de deux containers. « In fine, j’ai dû acheter l’un ou l’autre tracteur supplémentaire pour compléter les containers », se rappelle-t-il.
De retour en Belgique, l’aventure se poursuit. « Les tracteurs ont dû être déchargés chez un ami à environ cinq kilomètres de distance car je ne possédais pas de quai de déchargement. C’est aussi à la même époque que j’ai acheté cette ancienne exploitation avicole que j’occupe toujours. Beaucoup m’ont pris pour un doux rêveur et me demandaient ce que j’allais bien faire de tous ces bâtiments. Ma réponse était invariable : « Bientôt, ils seront pleins de tracteurs ! ». Et c’est aujourd’hui une réalité. La superficie des toitures protégeant les tracteurs présents ici atteint pas moins d’un hectare ».
Guidé par son âme de collectionneur
Les premiers tracteurs se vendent petit à petit, ce qui encourage Marc à poursuivre dans la voie qu’il s’est tracée. « Au début, les ventes se faisaient surtout par le biais de petites annonces dans des journaux comme Le Sillon Belge et Landbouwleven en Belgique et des revues spécialisées en Allemagne. Les ventes en France ont aussi rapidement progressé grâce à des connaissances : je partais livrer moi-même les tracteurs et revenais avec d’autres achetés sur la route du retour ». L’activité connaît un certain succès et croît à un rythme soutenu. Parallèlement, il construit un véritable réseau à travers l’Europe mais aussi en Amérique, lui permettant de proposer à la vente une grande diversité de tracteurs provenant du monde entier.
Marchand, Marc demeure avant tout collectionneur et reste à l’affût de toute opportunité d’agrandir sa collection privée, dans laquelle les plus anciens véhicules gardent sa faveur mais au sein de laquelle des modèles plus récents figurent aussi en bonne place, tels des MB Trac ou des Doppstadt Trac. C’est d’ailleurs un de ces tracteurs plus récents qui suscite actuellement le plus la convoitise de notre hôte
« J’aimerais en effet ajouter un Deutz Intrac à six cylindres, soit l’une des dernières versions produites, à ma collection mais il n’est pas simple d’en trouver un à vendre ». Cette âme de collectionneur est aussi celle qui le guide dans son activité d’achat-vente de tracteurs anciens : « Je ne sais pas comment l’expliquer mais je n’ai pas vraiment de critères lorsque j’achète un tracteur. Il faut juste qu’il me plaise. Je me dis que, s’il me plaît, il séduira aussi un client. Un jour, lors d’une vente de plusieurs tracteurs aux États-Unis, un autre acheteur m’a demandé pourquoi j’avais fait l’acquisition de l’un des tracteurs et pas d’un autre qui lui semblait en meilleur état. Ma réponse, qui résume plutôt bien ma philosophie d’acheteur, fut celle-ci : « The first tractor smiled at me, the second one didn’t » (« Le premier tracteur m’a souri, le second pas »). »
Le stock de tracteurs proposés à la vente est imposant, totalisant près de 400 pièces, et très varié, avec de multiples marques et modèles, ou encore des origines européennes ou américaines. « Le but poursuivi est que toute personne intéressée en Europe puisse trouver un tracteur ancien qui le satisfait ici. »
« Par le passé, il m’est arrivé de partir à la recherche d’un tracteur bien précis à la demande d’un client. Trouver un véhicule donné quelque part dans le monde est toujours possible mais il faut souvent faire montre de patience. De plus, ce type d’affaire reste délicat, surtout lorsqu’il s’agit de tracteurs très spécifiques. En effet, une fois le tracteur trouvé, si le moindre détail ne convient pas à l’intéressé, il ne l’achète généralement pas. S’engagent alors d’interminables discussions. Traquer un tracteur n’est donc pas toujours une affaire intéressante. »
De l’oldtimer… aux youngtimers
Actif depuis plus de vingt ans dans le domaine, Marc a pu observer l’évolution du monde de la collection à travers les demandes et envies des clients. S’il pratiquait essentiellement par le biais de petites annonces à ses débuts, internet est aujourd’hui devenu un outil incontournable.
« Il est évident qu’internet permet de toucher davantage de clients et de canaliser les informations. J’ai développé mon site internet de manière à ce que chaque tracteur y soit référencé, accompagné d’un commentaire, de photos et/ou d’une vidéo. Ceci permet au client de recevoir dès le début de sa recherche un maximum d’informations pertinentes sur le modèle convoité. Je constate que la majorité des clients ayant découvert l’existence de la société via internet ne l’ont pas fait directement via mon site propre. Généralement, ils ont recherché un modèle particulier dans un moteur de recherche, qui les a renvoyés vers l’un des grands sites bien connus de vente de matériel agricole d’occasion. Cela est dû à la politique tarifaire de ces moteurs de recherche, qui profite à ces grands sites en les faisant figurer parmi les premiers choix proposés. C’est la raison pour laquelle je continue à poster des annonces sur ces grands sites de vente. Ensuite, dans un second temps, les gens viennent visiter mon propre site web. »
En ce qui concerne l’évolution de l’univers des tracteurs de collection, il observe qu’il n’existe pas de collectionneur-type. Toutes les collections sont différentes, depuis la personne qui n’aura qu’un seul modèle qu’il choiera jusqu’à la personne qui remplira plusieurs hangars. Certains collectionnent des marques ou des gammes, d’autres un type de tracteurs donné, et d’autres encore constituent une collection hétéroclite de modèles coups de cœur.
« Certains collectionnent par passion, alors que d’autres y voient un placement d’argent. Mais il y a souvent un point commun : le collectionneur recherche des modèles de sa jeunesse ; il agit de façon sentimentale, mû par une certaine nostalgie. Il existe donc un glissement progressif du mouvement de la collection : les personnes plus âgées ayant connu les tracteurs les plus anciens deviennent au fil du temps moins nombreuses. La demande sur ce type de tracteurs, surtout s’il s’agit de modèles produits en grande série, se réduit progressivement. Les prix de ces véhicules, répondant à la loi de l’offre et de la demande, connaissent parallèlement une certaine stagnation. »
A contrario, des collectionneurs plus jeunes font leur apparition, plutôt avides de youngtimers, d’où l’augmentation des prix parfois conséquente observée sur les tracteurs des années 80 et 90, surtout s’il s’agit de modèles-phares.
Il y a une différence substantielle entre le marché du tracteur ancien et celui du youngtimer : le tracteur ancien entre souvent dans une vraie collection, au sens où il s’agit plutôt d’un hobby. Le propriétaire l’achète pour le montrer et le sortir à l’occasion. En revanche, un youngtimer est souvent acquis par un agriculteur en activité qui souhaite retrouver le tracteur de son enfance et les sensations qui vont avec. Il va donc vouloir l’utiliser et effectuer certains travaux agricoles à son volant. « Contrairement au tracteur ancien, le youngtimer doit donc être fiable. Par conséquent, c’est un marché plus difficile car, lorsqu’on achète un tracteur de vingt, trente ou quarante ans, il est quasiment impossible de prévoir son degré de fiabilité. »
« Je constate également l’ouverture de nouveaux marchés. Je suis ainsi de plus en plus contacté par des clients provenant d’Europe de l’Est. Ces pays s’ouvrent aujourd’hui à la collection, alors que ce n’était précédemment pas le cas en raison de situations financières compliquées. Ces nouveaux clients s’intéressent aux marques bien connues, qu’elles soient d’origine européenne ou américaine, concurrençant en quelque sorte les collectionneurs de nos contrées. Ils s’orientent également vers leurs marques propres mais ces tracteurs sont difficiles à trouver hors de leurs frontières car ces pays ne se sont guère ouverts aux pays étrangers à l’époque. »