Une des stratégies mises en œuvre par Toyota, le géant japonais de l’automobile, c’est la pensée « Lean » (léger, maigre). C’est ce qu’explique la Danoise Susanne Pejstrup qui l’a adoptée pour l’approche rationnelle du travail à la ferme. À la fois fermière et conseillère en agriculture, elle a découvert cette stratégie de gestion, et elle n’hésite pas à expliquer le « lean farming » aux agriculteurs, et plus particulièrement aux producteurs laitiers. Son message concerne surtout des grandes exploitations, avec du personnel, mais les principes qu’elle développe peuvent être source d’inspiration pour tout type d’exploitation laitière, et par extension, pour la plupart des exploitations agricoles. Il s’agit la plupart du temps de principes de base, que l’on pourrait qualifier d’évidents, mais qui ne sont pas toujours appliqués aussi clairement dans la pratique.
Le minimum ou presque
Au début, son inspiration est venue de l’étude de l’entreprise Toyota. Cette entreprise est devenue le premier fabricant mondial de voitures en 2007. Et pourtant, en 1900, ce n’était qu’une entreprise artisanale. C’est pourquoi on aime comprendre la recette de son succès. Il se situe dans son concept « Lean », c’est-à-dire « penser léger ». Toyota a réussi, contrairement à d’autres entreprises, à éviter le superflu. On y a réfléchi pour produire et livrer les voitures avec peu d’ouvriers et d’investissements par voiture, pour réduire les stocks, les déchets et les absences pour cause de maladie.
Toujours faire mieux
Mais en quoi cela concerne-t-il l’agriculture ? Pour Susanne, il n’y a aucun doute : penser « léger » est une méthode à mettre en œuvre pour une amélioration continue de l’exploitation pour qu’elle tourne toujours plus vite : « Un exemple : vous avez atteint l’objectif de 0 % de perte de veaux durant 3 mois ? Ne vous contentez pas de ce résultat, mais donnez-vous un nouvel objectif, par exemple, atteindre un poids de 100 kg à 8 semaines. On doit toujours essayer de faire mieux. »
Pas trop de jeunes bêtes
Un autre aspect essentiel, c’est ne faire que ce qui crée de la valeur. En élevage, une application de ce principe serait de s’en tenir au nombre optimal de jeunes bêtes pour maintenir la quantité nécessaire de vaches laitières. « Conserver trop de jeunes bêtes ne crée guère de valeur. Au lieu de vendre systématiquement des vaches en fin de gestation, on pourrait plutôt vendre des veaux génisses. On économise du temps, du logement et de la nourriture. Si on craint un manque de vaches, on peut toujours utiliser du sperme sexé. » Elle ajoute : « Essayez dans votre production et dans tous les processus de reconnaître ce qui est un déchet ».
Pas nécessairement les investissements
Un troisième point essentiel concerne le leadership. Ce n’est pas tellement d’application dans la plupart des fermes, chez nous, et pourtant faire intervenir la famille dans l’exploitation, c’est important. « Les personnes veulent se sentir impliquées dans l’exploitation et vraiment contribuer à l’exploitation », estime Mme Pejstrup.
Penser « léger » ne se situe pas tellement autour d’investissements complémentaires lourds, il concerne plutôt l’amélioration des tâches quotidiennes. On pourrait dire que cela tourne autour de quelques points : évaluer, améliorer et tester. En plus, les idées du personnel ou de personnes connaissant l’exploitation peuvent être des paroles en or pour l’agriculteur.
Ce qu’on peut utiliser
Tout cela peut paraître peu concret, mais c’est pourtant des idées que l’agriculteur peut mettre en œuvre, estime l’oratrice. Elle conseille 36 exploitations, et les agriculteurs qu’elle conseille avouent qu’ils recommandent le principe « Lean » à d’autres agriculteurs.
Employez un tableau
Mme Pejstrup croit fermement en des moyens pratiques, comme un grand tableau blanc. Elle plaide systématiquement pour ce tableau chaque fois qu’on se réunit avec les travailleurs de la ferme. Le tableau se trouve de préférence dans l’étable, près des vaches. La réunion se fait à date fixe et elle ne doit pas durer plus d’un quart d’heure. « Essayez d’avoir tout le monde, même grand-père qui ne veut jamais changer d’idée. Engager quelqu’un dans l’exploitation pour ses bras, et non pour sa tête, est une erreur. »
Dans la terminologie « Lean », on parle de « Kaisen meetings », ce sont des réunions autour d’un grand tableau blanc et qui ont trait aux améliorations. Dans des exploitations de grande taille, celui qui mène les débats peut très bien faire partie du personnel, toujours dans le sens de créer plus d’implication de la part du personnel.
Selon elle, ces réunions sont plus profitables que les boîtes à idées qui restent vides, la plupart du temps. Les réunions peuvent commencer à une heure précise, et se terminer un quart d’heure plus tard.
On n’achète pas la productivité
Le Danemark est bien placé dans les comparaisons internationales en matière de production de litres de lait par heure de travail, c’est-à-dire en matière de productivité. Une explication, partielle, est connue : les producteurs laitiers danois sont très endettés. Malgré cela, les exploitations danoises présentent de grandes différences de productivité. Susanne Pejstrup : « Les exploitations à faible productivité sont généralement des grandes exploitations, avec beaucoup de main-d’œuvre. Il ne faut pas croire qu’on peut acheter la productivité. Installer des robots de traite ou de paillage ne conduit pas nécessairement à une amélioration de la productivité. Le personnel reste nécessaire. »
Elle ne croit pas non plus dans un type de raisonnement qui sert d’excuse, comme : « Je suis tout de même présent, et cela ne vient pas à une heure. » : « Bien sûr, travailler une heure de plus dans une exploitation, ce n’est pas grave, mais si cela se répète sur les 365 jours de l’an, cela commence à faire beaucoup. »
De la valeur pour le consommateur
Un des fondements de « penser léger », c’est mettre en avant la création de valeur pour le consommateur. Et ce point ne concerne pas uniquement la laiterie. « Un éleveur laitier n’acceptera jamais que le fournisseur de poudre de lait lui livre des sacs de poids différents, ou livre trop peu cette fois, et pas assez la suivante. Alors pourquoi acceptons-nous de telles variations dans les génisses qui viennent de notre élevage ? Évidemment, on est toujours plus indulgent pour soi que pour les autres. Alors, il faut considérer la section de jeune bétail comme un fournisseur extérieur. Considérez-vous à la fois client et fournisseur, et soyez sévère pour vous comme vous le seriez pour d’autres. Posez aussi des exigences comme, par exemple, un poids de 630 kg au vêlage. »
Un autre exemple pratique, elle l’a trouvé dans une exploitation porcine danoise qui avait des problèmes de fertilité chez les truies. On donnait du grain moisi aux animaux. « Il vaut mieux se défaire d’une mauvaise récolte plutôt que de persévérer dans l’erreur. Évidemment, c’est une perte, mais la perte ne grandit pas. »
Feu vert pour toute amélioration
Nous avons déjà parlé des déchets, en tout cas pour les éviter au maximum. Pour y parvenir, on passe en revue toutes les parties de l’exploitation bovine. On peut le faire sur une grande feuille de papier avec des cartes vertes ou rouges. Attention, ce qui peut être amélioré reçoit une carte verte. L’oratrice : « Ce sont en effet des choses que nous pouvons modifier, avec un espoir d’amélioration. Les restes alimentaires, qui ne peuvent plus être consommés, sont des déchets, au sens le plus littéral du terme. Mais il y a bien d’autres formes de déchets : le temps d’attente durant la traite, des défauts, un trop grand stock ou de grandes distances sont aussi une forme de déchet. Un exemple ? Un jeune fermier bâtit une nouvelle étable pour son jeune bétail, mais l’installation pour la décongélation du colostrum, l’armoire pour les boucles et les autres matériels se trouvent encore dans l’ancienne étable. C’est une forme de « déchet » qui était resté inaperçu lors de la conception de l’étable. »
Trop gros tracteurs
Dans une ferme laitière, il y a souvent plus de déchets qu’on ne le pense. Trop de fourrages ou trop de jeunes bêtes, c’est une forme de déchets, d’efforts non nécessaires.
Le transport peut également englober de nombreux déchets. Pensons aux tracteurs puissants, ou pas assez puissants, des silos installés trop loin, des animaux installés sur plusieurs sites, ce qui entraîne de nombreux transports. D’autres formes de déchets concernent le fait d’attendre le remplissage d’une cuve d’eau, le réchauffage du lait, ou encore une machine qui n’est pas encore prête. « Mais faites attention, réchauffer insuffisamment du colostrum après décongélation, c’est aussi une perte, car il y a diminution de la valeur alimentaire. » Pour elle, distribuer le colostrum maternel au veau ne lui apporte pas tellement, pour autant qu’il n’y a pas de paratuberculose. Pour le colostrum, c’est la qualité qui compte.
Créer un courant
Une exploitation doit tourner. Ce courant ne doit jamais s’arrêter. Cela saute le plus aux yeux lors des pics de travaux des champs et de récolte. Une ensileuse qui tombe en panne est une perte de temps. Mais c’est aussi le cas pour le robot de traite. Le robot de traite ne peut s’arrêter qu’un minimum de temps… au risque de devenir un problème pour les vaches. Suzanne : « Le temps d’attente au robot de traite ne peut pas être trop long, sinon on attrape des problèmes d’onglons. »
Évitez les trop grands stocks
On a tendance à constituer des réserves, qui peuvent parfois être exagérées. C’est généralement le cas pour les fourrages, mais la notion de réserves s’étend aussi à la constitution d’une réserve de pièces de rechange, et parfois…, on retrouve des pièces de rechange de machines qui ont disparu de la ferme, il y a longtemps déjà. S. Pejstrup : « Faites le tour de la ferme, et inspectez tous les coins. Voyez dans ceux-ci ce qui crée de la valeur, ce qui vaut quelque chose. Classiquement, on se dit : peut-être que je pourrais encore en avoir besoin, c’est encore trop bon pour s’en débarrasser… Mais l’année suivante, cela n’a pas bougé de place. »
Susanne conseille de placer des autocollants verts, jaunes ou rouges pendant qu’on dégage un coin pour montrer la fréquence de l’utilisation. Quand c’est dégagé, on prend une photo qui reste dans cet espace. Ainsi, chacun sait ce qu’il faut faire.
Photos dans l’étable
Aujourd’hui, prendre une photo ne coûte pas cher. Dans le monde de l’entreprise, s’il est une chose à laquelle on tient, ce sont les protocoles. Doit-on procéder de même en élevage ? « C’est certain. Si je demande à l’éleveur comment il aborde un vêlage, je reçois très souvent une réponse différente de celle que je reçois de l’éleveuse. Mais les vaches sont des animaux qui ont « un tissu d’habitudes ». Il est donc utile de travailler toujours de la même façon. »
Un autre exemple à propos des veaux. Nous donnons suffisamment de colostrum au veau, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Quelle quantité est la quantité suffisante ? Faites des photos de toutes les opérations quotidiennes et décrivez concrètement les directives à suivre. Accrochez ensuite le tout dans l’étable. Ce sera toujours très utile en cas d’imprévu, ou lorsqu’il y a un remplacement ou des vacances. On évite ainsi des problèmes et des ennuis.
Même les objectifs de l’exploitation peuvent être exprimés aussi concrètement que possible. « Ne dites donc pas que vous voulez améliorer la fécondité cette semaine, mais que vous voulez augmenter le nombre d’inséminations par semaine ou par mois. Faites-en un tableau, à placer sur un grand tableau blanc et remplissez-le chaque semaine. »
Un travail de longue haleine
Il n’est pas facile de changer les habitudes prises, surtout si on ne tire pas tous du même côté de la corde. En effet, il faut du temps pour y parvenir. Susanne Pejstrup se réfère à ce propos aux 4 phases de Gullberg. La première phase est celle du choc. Celui-ci est généralement suivi d’une phase de réaction. On les connaît, et c’est du genre : je n’ai pas le temps, cela ne marchera pas, nous l’avons déjà essayé, cela coûte trop cher. Puis, vient le temps de l’adaptation à la nouvelle phase, et enfin et plus tard, la phase de l’acceptation complète. C’est une évidence : une personne qui veut améliorer une situation doit, non seulement développer la ou les stratégies adéquates, mais faire preuve d’une grande endurance. C’est un travail de longue haleine. Mais une chose est évidente : chacun a la capacité et le potentiel pour améliorer.
D’après IDC