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Images saintes

Temps de lecture : 4 min

Sale temps pour l’agriculture ! Dépression sur les prix de vente des bovins viandeux ; tempête PPA pour les cochons ; sécheresse prolongée sur les cultures ; phénomène El Niño sur les coûts de production, prévisions météo-PAC désastreuses… Tandis que la Terre se réchauffe, notre profession, quant à elle, semble être entrée dans un hiver nucléaire sans fin, où les derniers paysans tombent comme des mouches. Pourtant, tant qu’il y aura des hommes, il faudra bien que quelqu’un s’y colle : cultiver et élever pour produire, s’esquinter pour nourrir le peuple. Qui s’en chargera demain ? Des machines et des robots ? Des industries ? Fort probablement… Qui d’autre ? Des images fortes et contradictoires circulent au sujet de l’agriculture, tantôt désastreuses, tantôt édulcorées et naïves, et toujours photoshopées par la magie noire ou blanche des médias.

Bien entendu, tout le monde vous dira que les agriculteurs se plaignent tout le temps. Quand ce n’est pas la météo, ce sont les marchés, les contraintes administratives, les maladies du bétail, etc. « C’est devenu chez vous une seconde nature », me dit-on souvent à gauche et à droite. Les donneurs de leçon ajoutent à ce reproche des commentaires à propos de notre « train de vie » : « Si vous étiez si mal fichus, vous n’achèteriez pas du matériel, des tracteurs et des terres pour des sommes astronomiques, tandis que nous, nous peinons à payer notre petite maison et notre voiture par mois. Comment faites-vous donc, ruinés et riches à la fois ? ». Aux yeux du grand public, le paysan idéal devrait être pauvre, mal rasé, cheveux hirsutes parsemés de brins de foin, pantalons et veste en grosse toile, maculés et rapiécés. On retrouve toujours cette image dans les dessins des caricaturistes, même dans des journaux agricoles ! C’est dire si cette représentation est bien ancrée dans l’imaginaire collectif ! Rien de nouveau sous le soleil, depuis les « vilains » du Moyen-Âge : nous n’avons toujours pas dépassé le stade de « bouseux » et de « cul-terreux »…

À l’heure actuelle, seule une faible frange du monde agricole répond encore à cette image. On les retrouve dans des émissions télévisées, dans des articles de magazines écologistes, dans les journaux des Parcs Naturels, qui surfent sur la vague du « terroir », du bien manger, du retour à la nature. Ces reportages ancrent une image trompeuse de la « bonne » agriculture, opposée à l’agriculture industrielle à grande échelle : la vilaine, l’empoisonneuse, celle qui se plaint tout le temps, sorte de monstre d’Halloween qui fait rire et terrorise en même temps. Les agriculteurs choisis pour cet exercice de style ont l’air pauvres, mais heureux, avec leurs gros pulls tricolés-main avec la laine de leurs moutons, leurs sabots de bois, leur barbe de prophète et leur longue chevelure embroussaillée. Ils sont maraîchers, ou tout petits éleveurs, et vivent sur de microsurfaces ; ils creusent, bêchent, fouillent, ne laissant nulle place où la main ne passe et repasse, comme disait Jean de Lafontaine. Ils étaient autrefois ingénieurs, ou top-managers, ou enseignants, racontent-ils, mais un jour, l’Esprit-Saint est descendu sur eux et les a convertis à la vraie religion paysanne.

Mille excuses si je choque ces exploitants ! Je me considère très proche d’eux, et ne veux en aucun cas moquer ces agriculteurs courageux, travailleurs autant que respectables. Je désire simplement dénoncer cette utilisation de leur image, ce détournement de leurs convictions, en vue de promouvoir une certaine vision de notre métier. Ils méritent beaucoup mieux que cette caricature, laquelle freine leur épanouissement profond et nuit gravement à l’image de l’agriculture dans sa globalité, dans sa généreuse diversité, dans sa volonté de s’adapter à un monde en mutation.

Nous sommes tous des saints, autant que des démons, chacun dans notre région bien particulière, avec chacun notre vécu, notre ADN, notre façon de voir les choses. L’imagerie populaire nous a enfermés dans une prison. En guise de barreaux, on a forgé pour nous des idées toutes faites, des modes de pensées complaisants. Personne ne peut regarder la réalité en face, le concret des choses, masqué par ces saintes images plaquées sur nous, tatouées sur nos vies à l’encre indélébile…

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