A Rumillies, l’homme qui murmurait à l’oreille des peupliers
Dans le Tournaisis, Tanguy Duphénieux réinvente un geste agricole aussi ancien que visionnaire : marier l’arbre et la culture. Héritier d’une lignée de populiculteurs, l’agriculteur incarne une agroforesterie wallonne exigeante, enracinée dans la tradition mais tournée vers l’avenir. Loin d’être un simple ornement du paysage, le peuplier devient ici un auxiliaire du vivant, un compagnon du sol et un symbole d’équilibre retrouvé entre production et régénération. Dans le bruissement de ses feuillages se dessine une alliance de raison et de poésie, où l’arbre n’est plus en marge du champ, mais en est le cœur battant.

Dans la lumière pâle du Hainaut, les troncs alignés tracent des lignes de fuite parfaites au-dessus des sillons.
Le murmure de la plaine
Entre les rangées, l’ombre des cimes glisse lentement sur la terre sombre, encore humide des dernières pluies. Tanguy Duphénieux s’avance, bottes enfoncées dans le limon. Il parle de ses champs comme d’un organisme vivant, d’un « système cohérent » plutôt que d’une simple exploitation. Ancien informaticien dans le secteur bancaire, il a quitté les bureaux pour reprendre en 2014 les terres familiales de Rumillies. « C’était une façon de leur redonner un sens. Les sols étaient épuisés, morts même. Plus de microfaune, plus d’humus. Il fallait recommencer par la base ».
L’héritage des allumettiers
Un champ structuré comme une forêt
Dans les parcelles de Rumillies, rien n’est laissé au hasard. Les arbres sont plantés selon un schéma millimétré : des rangées orientées nord-sud, espacées de 33 m, afin de faciliter le passage de la moissonneuse. Entre elles, s’étendent des bandes enherbées de 3 m semées de trèfle, de fléole, de luzerne et de plantes mellifères. Ces couloirs verts, discrets mais essentiels, fixent l’azote, nourrissent les insectes auxiliaires et stabilisent le sol.
« Elles servent d’amortisseurs naturels », explique M. Duphénieux. « Quand il pleut trop, elles retiennent l’eau. Quand il fait sec, elles la relâchent ». Le peuplier, lui, travaille en profondeur. Ses racines plongent jusqu’à deux mètres, puisent les nitrates et les minéraux entraînés par les pluies, avant de les restituer lentement. « C’est une pompe à nutriments », résume-t-il, « un recyclage biologique permanent ».
Loin d’entraver la croissance des cultures, l’arbre crée un microclimat favorable. En hiver, la température du sol s’élève légèrement, en été, l’ombre des cimes limite l’évaporation. « Les arbres sont des amortisseurs thermiques et hydriques. Ils régulent la chaleur, la lumière et l’humidité. C’est une architecture climatique naturelle ».
Dans cette vision agroforestière, l’arbre devient un pivot de l’exploitation agricole. Il structure l’espace tout en diversifiant les revenus, séquestre le carbone tout en protégeant les sols. Il agit comme un régulateur biologique, un allié silencieux du cultivateur. « L’agroforesterie, c’est l’art du compromis », confie l’agriculteur. « Elle demande de la patience et de l’humilité, mais elle redonne de la cohérence à nos paysages et du souffle à nos terres ».
Le peuplier, cet arbre agricole
Dans le Hainaut, le peuplier a longtemps été considéré comme un arbre d’appoint, relégué aux fossés et aux talus. Tanguy Duphénieux en a fait un acteur central de son modèle. « C’est un arbre agricole par excellence. Il pousse vite, il laisse passer la lumière, il respecte les cultures ». Ses feuilles fines, mobiles, laissent filtrer les rayons du soleil sans les étouffer. Contrairement au noyer ou au chêne, il n’impose pas son emprise sur-le-champ. L’arbre atteint sa maturité en 15 à 20 ans. À raison d’une cinquantaine de sujets par ha, la perte de surface cultivable reste marginale. Le revenu tiré du bois, autour d’une centaine d’ € par ha et par an, s’ajoute à celui des récoltes. « Ce n’est pas le jackpot, reconnaît-il, mais c’est une diversification qui donne du sens ».
Le bois, clair et léger, se prête au déroulage pour la menuiserie, les palettes, les parquets ou le mobilier.
Tanguy Duphénieux cultive plusieurs variétés adaptées aux sols limoneux du Hainaut : des Kosters et des Polargo, réputés pour leur croissance rapide et leur tronc droit, mais aussi des Bakan et des Vesten, plus rustiques et résistants aux vents et aux maladies. Ces clones, issus d’un long travail de sélection mené en Wallonie, illustrent la diversité génétique d’une filière patiente. « Chaque cultivar a sa personnalité, explique-t-il. Certains préfèrent les terres profondes, d’autres supportent mieux les excès d’eau. Il faut les observer, les comprendre, presque les apprivoiser ».
Dans la région, le Centre de Populiculture du Hainaut (CPH), fondé en 1959, accompagne cette filière discrète mais vivace. « On oublie souvent qu’il existe en Wallonie une vraie filière populicole, structurée, historique, et en plein renouveau ».
L’humus, mémoire du vivant
Quand il évoque le sol, le populiculteur devient lyrique. « L’humus, c’est la peau de la terre, son système immunitaire ». Il en parle comme d’un être sensible, porteur de mémoire. À chaque chute de feuille, à chaque racine morte, le sol s’enrichit d’une matière brune et odorante. Bactéries, champignons, mycorhizes, collemboles s’y activent, transformant la matière en nutriments. « Ce sont un peu les intestins de la terre » image-t-il.
Un sol vivant retient mieux l’eau, résiste à l’érosion et séquestre le carbone. Il devient un organisme respirant. « Un champ sans humus, c’est comme un corps sans sang ». Le lien entre santé du sol et santé humaine lui semble évident. « Nos intestins abritent notre immunité. Pour la terre, c’est pareil. Si le sol meurt, tout meurt avec lui ».
Des paysages qui pensent
L’agroforesterie populicole ne change pas seulement la terre : elle transforme aussi le regard. Les alignements de peupliers redessinent la plaine et restituent au paysage sa respiration. « C’est beau, et ce n’est pas un détail », souligne l’agriculteur hennuyer. « L’arbre fait le lien entre le visible et l’invisible : la beauté du paysage et la vie du sol ».
Les rangées d’arbres créent des couloirs écologiques où s’épanouit une biodiversité autrefois chassée par la mécanisation. Carabes et coccinelles s’y nourrissent des ravageurs, les chauves-souris et les oiseaux insectivores participent à l’équilibre. « Je n’ai pas de facture d’insecticides », sourit-il. « Les auxiliaires s’en chargent ». Même les prairies profitent de l’ombre, qui favorise la repousse de l’herbe et apaise les animaux.
Le paysage redevient une polyphonie, où chaque espèce, chaque strate, joue sa note. « L’agroforesterie, dit-il, n’est pas une coquetterie verte, c’est une ingénierie du vivant ». À mesure que les peupliers grandissent, la faune reprend aussi ses droits. Les terres de Rumillies sont redevenues giboyeuses. En embrassant la peupleraie du regard, Tanguy Duphénieux évoque la présence de quelques cervidés ou de lièvres aux pas furtifs qui viennent se tapir dans l’ombre légère des troncs.
L’économie du temps long
Dans un monde agricole pressé, le populiculteur défend une économie de la patience. L’agroforesterie populicole ne promet pas de profits immédiats, mais une rentabilité durable et vertueuse. Les coûts d’installation, environ 900€/ha sur 20 ans, sont amortis par les économies d’intrants et la valorisation du bois. Des études montrent qu’un système agroforestier peut produire jusqu’à 40 % de biomasse supplémentaire, tout en réduisant la pollution et en régénérant les sols.
« C’est un investissement vivant, insiste-t-il. Il ne se mesure pas en euros à l’hectare mais en qualité du sol, en biodiversité, en stabilité ».
Les freins et les paradoxes
Malgré son bon sens, la populiculture agroforestière reste marginale. Les freins sont nombreux : la lenteur du retour sur investissement, la complexité administrative, le flou juridique. Le bail à ferme ne dit pas clairement à qui appartiennent les arbres plantés sur une terre louée. « Si je plante un peuplier, est-ce encore à moi dans 20 ans ? » s’interroge-t-il. Les aides européennes, elles, imposent la diversité des essences. « On veut nous obliger à planter plusieurs espèces, alors que le peuplier, seul, fonctionne parfaitement ». Ces contradictions bureaucratiques ralentissent l’élan. Pourtant, la dynamique s’amorce : de jeunes agriculteurs s’y intéressent, poussés par la hausse des coûts des engrais et la recherche d’autonomie. « Ceux qui veulent redonner vie à leurs sols y trouvent un sens ».
Le Hainaut, berceau d’une tradition vivante
Le Hainaut, avec ses sols alluviaux et ses vallées humides, demeure la terre promise du peuplier. Ses racines plongent dans la nappe phréatique, ses troncs s’élèvent dans la lumière. Depuis plus d’un demi-siècle, la région abrite le Centre de Populiculture du Hainaut, moteur discret d’une filière locale. Formations, essais, sélection de clones résistants : le CPH soutient ces pionniers qui refusent de dissocier économie et écologie. « Le peuplier est à la Wallonie ce que l’olivier est à la Méditerranée », aime répéter M. Duphénieux. Arbre de lumière, arbre de patience, il relie l’eau, le vent et la terre, un arbre de lien, en somme, qui réconcilie l’homme et son territoire.
Une philosophie de la terre
Derrière la rigueur agronomique, il y a chez le populiculteur une véritable philosophie du vivant. « Dans notre culture, on a tout séparé : la forêt et le champ, l’économie et la nature, la science et la poésie. L’arbre réunit tout cela ». L’agroforesterie populicole, telle qu’il la pratique, est un art de l’équilibre. L’arbre stabilise le sol, la bande enherbée nourrit la microfaune, la racine ramène l’eau, la feuille rend le carbone. Tout y est cycle, tout y est retour. « Ce que je cherche, dit-il, c’est l’harmonie. Celle qu’on voit dans le paysage, mais surtout celle qu’on ne voit pas : celle du sol ».
Dans un monde agricole en quête de sens, la Wallonie pourrait bien devenir le laboratoire d’une transition fertile. Ses paysages, sa tradition populicole, sa densité de savoir-faire en font un terrain idéal. Les politiques publiques encouragent désormais la plantation d’arbres, les haies mellifères, les couverts permanents. Le peuplier, essence rapide, adaptable, et parfaitement compatible avec la mécanisation, y trouve naturellement sa place. « L’agriculture de demain sera arborée ou ne sera pas », affirme le Hennuyer sans provocation. L’arbre, autrefois symbole de lenteur, devient celui de l’intelligence du temps. Dans le Hainaut, cette intelligence prend la forme d’un bruissement.
Le murmure des peupliers
La lumière blafarde, presque laiteuse invite à la contemplation. On dirait que les sages rangées de peupliers se mettent à chanter en un froissement soyeux, continu, presque humain. Dans ce coin du Hainaut, l’arbre n’est plus une frontière entre la forêt et la culture, mais un trait d’union. Et sous le murmure des peupliers de Rumillies, on comprend ce que veut dire Tanguy Duphénieux lorsqu’il parle d’harmonie, celle d’un monde où l’homme, la terre et l’arbre respirent au même rythme.





