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«Les prix des céréales se maintiendront à des niveaux élevés»

L’impact de la guerre en Ukraine sur les marchés céréaliers est important depuis le début de l’invasion russe. L’Union européenne apparaît comme un des plus gros exportateurs mis à contribution pour suppléer les blés russes et ukrainiens. Côté prix, tout dépend de l’évolution de la demande, prévue en baisse par le cabinet d’études agro-économiques Tallage, bien que celui-ci estime que leurs niveaux resteront élevés jusqu’en 2022-2023.

Temps de lecture : 6 min

Tallage est un cabinet d’études agro-économiques français spécialisé dans les marchés européens et mondiaux des grains et oléagineux depuis 1993. Outre les productions végétales, ses domaines d’expertises sont les sous-produits (drêches, huiles, tourteaux…), le secteur animal (bovins, porcins et volailles) et les biocarburants (biodiesel et éthanol).

Andrée Defois, co-fondatrice et directrice générale du cabinet, est spécialiste des marchés des grains. Elle analyse l’impact du conflit russo-ukrainien sur les marchés céréaliers.

  Quel est votre chiffrage du manque de grains sur le marché mondial à cause de la guerre en Ukraine ?

La guerre en Ukraine prive le marché mondial d’environ 11 millions de tonnes (Mt) de blé : 6 Mt à exporter par l’Ukraine en 2021-2022, et 5 Mt côté Russie. En orge, l’impact est très limité sur la campagne actuelle. Cela concerne 300.000 t restant à livrer en origine ukrainienne, plus de 1 Mt en origine russe. Un plus gros problème se pose en maïs, avec environ 12 Mt qui ne sortiront pas d’Ukraine d’ici la fin de la campagne, presque 1 Mt s’agissant de la Russie.

Mais la situation diffère entre les deux pays. Tous les ports ukrainiens sont bloqués. Contrairement aux infrastructures russes, sauf en mer d’Azov avec des accords particuliers entre la Russie et la Turquie permettant le départ de quelques bateaux. Les exportateurs se montrent toutefois hyperprudents, vu le risque de défaut des compagnies russes touchées par les sanctions internationales, et l’explosion des coûts d’assurance sur la mer Noire.

  Quels producteurs sont à même de suppléer l’Ukraine et la Russie tant que les deux pays seront en retrait sur les marchés céréaliers ?

On pense à l’Australie pour l’orge, car il lui reste pas mal de disponibilités à l’export. Les quantités à substituer ne sont pas très importantes. Pour le blé, les exportateurs traditionnels sont sur les rangs. L’Amérique du Nord, un peu, ses disponibilités résiduelles n’étant pas élevées après la forte sécheresse de l’an dernier. L’Inde répond présent, l’Argentine et le Brésil seulement à la marge. Il y a surtout l’Union européenne, qui apparaît comme un des plus gros exportateurs mis à contribution. La France livrera davantage.

Nos prévisions, avant le déclenchement de la guerre, montraient un bilan européen du blé quasi équilibré sauf au niveau français, où plus de 3 Mt restaient en stock faute d’exportations suffisantes avec des soucis qualitatifs et la concurrence de la mer Noire.

Les cartes sont totalement rebattues, et la France va récupérer des volumes en Afrique du Nord, en Afrique subsaharienne. On le voit à travers le dernier appel d’offres de l’Algérie, une destination auparavant bouchée à cause de tensions diplomatiques entre Paris et Alger. Le blé français semble bien revenir en Algérie, le pays acceptant de réduire les exigences de son cahier des charges.

Reste qu’il sera difficile de compenser sur le marché mondial tout le manque de disponibilités en blé ukrainien et russe. La demande va certainement baisser. Des pays importateurs seront amenés à réduire leur stock de fin de campagne, par exemple la Turquie.

  Qu’en est-il pour le maïs ?

Les États-Unis, l’Amérique du Sud (Argentine et Brésil) peuvent suppléer en partie l’Ukraine et la Russie. L’Inde, dans une moindre mesure. Le bémol, c’est que la récolte du Brésil et ses exportations massives commencent en juillet. D’ici là, une période assez délicate se profile.

L’UE ne pourra pas importer autant que prévu : 1 à 2 Mt en moins. Elle perd 2 à 3 Mt de maïs ukrainien, partiellement remplacé par du maïs américain, brésilien, même argentin. Le gouvernement espagnol a d’ailleurs annoncé un assouplissement temporaire des règles phytosanitaires encadrant l’importation de maïs d’Argentine et du Brésil destiné à l’alimentation animale, via un relèvement du tal’ux maximum de résidus autorisé.

Cette moindre disponibilité en maïs met sous pression les consommations animales. Comment le secteur de l’élevage va-t-il réagir ? On table sur une baisse des productions animales, donc une moindre demande en maïs sur 2022-2023.

  Quels pays importateurs sont les plus exposés à des tensions sur l’approvisionnement ? La situation est-elle comparable à celle des dernières émeutes de la faim ?

C’est effectivement le scénario qui se profile en 2022-2023, si le conflit perdure. Parce que le risque est de voir, sur la prochaine campagne, moins d’exportations à partir d’Ukraine et de Russie, les unes restant bloquées, les autres perturbées. La production de l’Ukraine va baisser. Tout cela va nettement tendre les bilans mondiaux. La situation sera alors aussi grave que celle des dernières émeutes de la faim. Notamment pour certains pays du Maghreb et l’Égypte. En Turquie, ce n’est pas rose non plus, étant donné l’inflation galopante. Point positif, la prochaine récolte turque s’annonce bien supérieure à la précédente, comme pour d’autre pays du Proche-Orient.

En Afrique du Nord, la situation apparaît critique. Si le Maroc vient de connaître des pluies, la situation au départ est très sèche, entraînant des pertes irrémédiables pour la récolte à venir. L’Algérie est probablement moins vulnérable que son voisin, grâce à la ressource pétrolière. Concernant l’Égypte, une baisse des subventions au pain baladi (une sorte de pain pita) est examinée par le gouvernement, désireux de réduire une facture des achats de blé alourdie par la hausse des cours mondiaux.

  Quels scénarios envisagez-vous pour la campagne 2022-2023 ?

Nous tablons sur une chute de la production ukrainienne de 40 %, toutes céréales confondues. Difficile de se prononcer davantage. Personne ne sait combien de temps la guerre peut continuer, ni la durée des sanctions contre la Russie.

À notre avis, les prix mondiaux se maintiendront à des niveaux élevés, durant les mois à venir et en 2022-2023. La prochaine campagne restera très affectée par des tensions.

En termes d’évolution des prix, tout dépendra de l’allure de la consommation. Deux tendances s’opposent : celle d’une reprise économique en sortie de Covid, et celle de l’entrée en guerre. Quelle en sera la résultante au niveau de la demande de grains ? Si la croissance économique s’effondre, en lien avec l’envolée des prix des hydrocarbures, la demande de blé en alimentation humaine va plonger, les productions animales reculer et les bilans s’équilibrer en conséquence. Nos scénarios penchent vers une baisse de la consommation. Sera-t-elle forte ou pas assez ? Là réside la clé de l’évolution des prix.

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