Pierre Doneux, fidèle de la marque puisqu’il est lui-même concessionnaire New Holland, a sympathiquement accepté de nous recevoir une seconde fois pour évoquer ces deux modèles qui ont marqué de leur empreinte l’histoire de la marque Ford. Comme il le signale lui-même, « à quoi servirait une collection si ce n’est pour préserver ce patrimoine et en raconter l’histoire ? ».
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est utile de donner un petit coup d’œil dans le rétroviseur en se focalisant sur la rencontre entre ces deux hommes d’exception, tous deux fils d’agriculteurs et passionnés de mécanique, que sont Henry Ford et Harry Ferguson.
Henry Ford : de la Ford T au Fordson
Harry Ferguson : l’origine du relevage trois points
Harry Ferguson est né en Irlande en 1884. Également actif à ses débuts dans le secteur automobile, il bifurque rapidement vers le machinisme agricole, notamment par l’importation de tracteurs en Angleterre. Cette activité lui permet de se rendre compte que la fixation des charrues aux tracteurs telle qu’elle existe alors ne rend pas la charrue stable, accentue le patinage du tracteur et ne permet pas de réaliser un travail de bonne qualité.
Pour pallier à ces problèmes, il étudie plusieurs adaptations, notamment sur des Fordson F, construit même des charrues et finit par développer un système de relevage hydraulique à trois points de fixation avec contrôle automatique d’effort constant. Il s’agit du fameux « Système Ferguson » dont les relevages de nos tracteurs actuels sont toujours les descendants directs.
Harry Ferguson est conscient du potentiel de son invention et conçoit même un tracteur qu’il appelle « Black Tractor » pour démontrer l’efficacité de son mécanisme. Il conclut un accord avec David Brown en 1936 : David Brown construit un tracteur doté du relevage Ferguson, tandis que la société d’Harry Ferguson se charge de le commercialiser. Cette situation ne dure guère puisque cette entente cesse en 1938 : les ventes du Ferguson Brown sont bien inférieures à celles escomptées, notamment en raison d’un prix de vente du tracteur et de ses accessoires jugé souvent trop élevé.
Ferguson traverse alors l’Atlantique avec une idée en tête : faire part de son invention au seul homme disposant des moyens nécessaires pour produire ce tracteur en masse : Henry Ford.
Deux hommes pour un « P’tit gris »
La rencontre se déroule de façon informelle et Ford, qui cherche un remplaçant à son Fordson F vieillissant, tombe sous le charme du système Ferguson. L’accord se conclut d’une simple poignée de mains, sans contrat écrit, selon la même formule qu’en 1936 avec David Brown : Ford fabrique les tracteurs, Ferguson les commercialise.
Les ingénieurs de Ford et de Ferguson se mettent de concert au travail pour développer ce nouveau tracteur. Il s’agit du Ford 9N, qui fera ses premiers tours de roue en 1939. C’est un tracteur moderne pour l’époque, avec
Accord rompu !
Conquérir le marché avec le 8N ?
Le Ford 8N de la famille Doneux est, d’après son numéro de série, sorti d’usine en 1947. Pierre n’est plus en mesure de définir la date d’acquisition de ce tracteur par son papa.
Par contre, ce 8N réveille chez lui un souvenir mémorable : le 20 mai 1984, il fut invité à en prendre le volant pour effectuer quelques tours du circuit de Zolder ! Et cela dans le cadre du Ford Motorsport Day, une journée de festivités organisée par Ford, durant laquelle défilaient sur ce circuit différents véhicules Ford, tant contemporains qu’ancêtres, avant de laisser la place à des courses de voitures, de la marque évidemment. Ces défilés comprenaient des voitures, des camions mais aussi bien entendu des tracteurs.
Pierre se remémore les émotions vécues au volant de ce 8N sur la piste. « Ce n’était qu’en tracteur, mais rouler sur ce circuit en 1984, c’était un rêve éveillé pour un jeune homme ! », nous raconte-t-il avec un grand sourire. Il est utile de rappeler que ce circuit a notamment accueilli 10 Grand Prix de Belgique de Formule 1 entre 1973 et 1984, avec des pilotes tels que Niki Lauda et Michele Alboreto sur Ferrari, ou encore Gilles Villeneuve qui y trouva malheureusement la mort en 1982 sur un bolide de la Scuderia. Ford, procurant des moteurs en collaboration avec Cosworth (moteurs Ford-Cosworth V8), y connut beaucoup de succès en remportant 6 victoires sur ces 10 courses, avec les écuries Tyrell-Ford, Lotus-Ford, Williams-Ford et Mc Laren-Ford.
Ces exploits sportifs ont marqué les amoureux de Ford, dont Pierre, expliquant sans aucun doute l’allégresse et la fierté ressenties ce jour-là. Ce Ford 8N a été restauré par son papa, André : divers organes ont été remplacés ou reconditionnés et une nouvelle peinture a été appliquée.
Véritable succès !
Le Ford 8N représentera un réel succès pour Henry Ford II puisqu’il sera produit à plus de 520.000 exemplaires entre 1947 et 1952. L’année 1952 se clôture donc sur un bilan très positif pour le département tracteurs de Ford et l’année 1953 s’annonce festive avec la célébration des 50 ans d’existence de la marque.
À cette occasion, Ford veut montrer qu’il compte parmi les plus grands constructeurs de véhicules et que c’est une marque résolument tournée vers l’avenir. De nouveaux bâtiments sont inaugurés et de nouveaux chantiers de construction sont annoncés. Parmi ceux-ci figurent un bureau d’études, un centre de recherches ou encore le nouveau siège central de l’entreprise.
Au niveau agricole aussi, il est question de marquer le coup, avec un modèle spécialement créé pour l’occasion : le Ford NAA Golden Jubilee.
Plus qu’un porte-étendard
Extérieurement, le NAA, dont la production débutera dès la fin 1952 jusqu’en 1954, revêt ses plus beaux atours : la mise en couleur bi-teinte est conservée, le tableau de bord adopte une configuration plus moderne, la calandre est constituée de fines barrettes verticales et est surmontée d’un imposant insigne rond. Ce dernier comprend, sur un fond rouge, un écusson représentant un épi de blé en avant-plan d’un champ cultivé, le tout surmonté par le sigle Ford. Le pourtour de cet emblème est orné de la mention « Golden Jubilee Model – 1903-1953 ». Les modèles de 1954 possèdent un sigle similaire mais s’en démarquent clairement par l’absence de cette mention qui est remplacée par une série d’étoiles, la date de ce cinquantième anniversaire étant dépassée.
Un tout nouveau moteur, rapidement baptisé « Red Tiger », prend place sur le NAA : un bloc à 4 cylindres en lignes de 2,2 l de cylindrée, avec soupapes en têtes et procurant une puissance de 20 ch à la barre et de 30 ch à la prise de force. La boîte de vitesses dispose également de 4 rapports mais l’étagement de ceux-ci a été revu par rapport à la boîte du 8N. La prise de force est devenue indépendante. Il en est de même du système hydraulique, qui se montre par ailleurs plus réactif. Le relevage hydraulique est retouché en fonction notamment des aléas de la bataille juridique en cours et sur le point de se terminer avec Ferguson. Une série de perfectionnements sont également apportés çà et là sur le tracteur, comme par exemple au niveau des freins.
Le Ford NAA de la collection Doneux est un véritable « Golden Jubilee Model », datant de 1953 comme l’atteste notamment l’insigne rond figurant sur sa proue. C’est André qui l’a acheté. Selon Pierre, cette transaction s’est conclue il y a environ 35 ans au terme d’une très longue négociation.
André connaissait ce tracteur situé dans une ferme à seulement quelques encablures de sa concession de tracteurs Ford. Le NAA n’était plus en activité mais son propriétaire ne se décidait pas à le vendre, malgré plusieurs tentatives d’André. Il aura fallu à ce dernier beaucoup de patience et de persuasion pour faire changer d’avis l’agriculteur.
S’il fallut beaucoup de temps, sa joie n’en fut que plus grande lorsque le tracteur franchit les portes de son atelier. Et cela d’autant plus que la mécanique était en bon état. Outre quelques interventions ici et là, la restauration de ce NAA Golden Jubilee porta essentiellement sur l’esthétique, avec notamment des travaux de carrosserie et de mise en peinture.
Ford et Fordson s’unissent
La carrière du Ford NAA s’éteint à la fin de l’année 1954. Il en a été construit un peu moins de 129.000, le dernier numéro de série attribué à ce modèle étant le 128.965. Dès 1955, il laisse la place non pas à un mais, pour la première fois chez Ford, à deux modèles de tracteurs reposant globalement sur les mêmes bases mécaniques que le NAA : les Ford 600 et Ford 800.
Quelques années plus tard, Ford changera de stratégie et cessera de faire coexister deux marques en parallèle : les équipes de Ford et de Fordson uniront leurs efforts et ne sortiront plus des usines américaines et européennes du groupe que des tracteurs flanqués du sigle Ford.
Pour clore cet article, nous tenons à remercier très chaleureusement la famille Doneux pour l’accueil qu’elle nous a réservé, l’accès à sa collection de tracteurs et aux souvenirs qui l’accompagnent.