Cette reconnaissance confirme à quel point la paysannerie a toujours été imprégnée de religion catholique. Vêpres le 1er novembre, grand-messe des Morts le lendemain : nos parents et proches disparus reviennent au-devant de la scène, dans nos prières et nos pensées. Ils sortent de l’ombre et nous rappellent à quel point notre passage sur Terre est éphémère. Les cimetières s’offrent un « printemps » abondamment fleuri, des tombes pimpantes, des pelouses rasées de frais, des buis élégamment coiffés. Ici et là, au détour des allées sarclées, quelques rares petits monuments oubliés apportent leur touche de gris, leur note de tristesse étouffée.
Dans ces vastes champs de repos dorment d’innombrables défunts ; certains se disaient indispensables, d’autres se considéraient les plus beaux, les plus riches, les plus intelligents. À un moment de leur existence, ils se sont crus indestructibles, éternels, et se sont acharnés à travailler, à amasser, à prendre sans compter, à partager un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout… Tous voulaient « profiter de la vie », et quand le sort les accablait, ils tendaient le poing vers le Ciel ou se précipitaient à l’église pour prier. Toute une humanité habite les cimetières, d’où les brumes des souvenirs, tristesses et joies entremêlées, s’échappent en volutes invisibles et dansent parmi les vivants. La Toussaint consacre ces vérités, et sa piqûre annuelle de rappel nous vaccine contre l’accaparement d’un quotidien trop terre à terre. Elle permet surtout de revoir nos frères et sœurs, des connaissances au village, et de converser paisiblement au bord des tombes, auprès de nos parents décédés. Globalement, cette période de l’année engendre plutôt un ressenti positif, une forme d’apaisement et de sérénité.
Par ailleurs, dans notre travail à la ferme en Ardenne, la Toussaint constitue un terme et un début : fin du pâturage et rentrée des animaux à l’étable. Ce n’est plus tellement vrai depuis le réchauffement climatique, mais il y a toujours un « avant le 1er novembre » et un « après ». C’est le moment de tout préparer, de s’organiser afin d’être fin prêts pour l’hivernage. Dans les champs, les derniers ensilages de maïs et semis d’épeautre sont réalisés ; l’arrachage des pommes de terre s’achève, tandis que débute la récolte des betteraves. Autrefois, cette culture était très importante en Ardenne, mais très peu d’agriculteurs la pratiquent encore aujourd’hui. Comme dirait ma petite-fille de douze ans, « C’est gai chez toi, on ne s’ennuie jamais. Il y a toujours quelque chose à faire dans les prairies, avec les moutons, les vaches ou les poneys ! »