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La divine comédie des experts agricoles

Ils sont bien plus intelligents que nous, nous surpassent en connaissances et compétences, nous expliquent sans relâche ce que nous devons faire ou pas, instaurent des normes à respecter, nous contrôlent et nous conseillent, en nous faisant bien comprendre combien nous sommes ignorants des théories astucieuses et géniales qu’ils ont mises au point pour notre « bien » et celui de la société…

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Je vous parle évidemment des experts agricoles ! Nous devons les respecter, les aduler, suivre leurs instructions scrupuleusement et faire acte de foi en leur religion : « … je crois fermement toutes les vérités que vous nous révélez et nous enseignez par votre sainte voix, parce que vous êtes infiniment parfaits et souverainement aimables, qui ne pouvez ni vous tromper, ni nous tromper. ».Ces experts, on les retrouve dans les arcanes administratives de nos ministères et syndicats, dans les partis politiques, parmi les parlementaires ; ils sont bien présents et tout-puissants au sein du Triumvirat des instances de l’Union Européenne : Conseil, Commission et Parlement. Ils dirigent nos vies et conditionnent notre présent et notre avenir. Merveilleux ! Magnifique ! Mais qui sont-ils vraiment ?

Selon la définition du dictionnaire, un expert est une personne spécialisée dans un domaine et habilitée à juger et apprécier tout ce qui concerne ce domaine. L’expert est censé très bien maîtriser son sujet, grâce à ses multiples connaissances (savoir) et ses compétences (savoir-faire). Un expert en sait davantage que 90 % de la population, dont le niveau d’expertise s’élève sur cinq paliers : on est soit ignorant, soit débutant, compétent, expert ou maître d’un domaine particulier. Le maître (ou master) surpasse les quatre autres ; il représente la crème de la crème, l’élite de l’élite, et prend les décisions les plus radicales, les plus importantes.

Bon, rien qu’à lire ces définitions, on craint déjà le pire, quand on parle d’agriculture… Les fermiers, c’est sûr, sont avant tout des « ignorants » aux yeux de nos décideurs, qui se considèrent eux-mêmes au minimum comme des « experts », sinon comme des « masters » qui maîtrisent les sujets agricoles avec intelligence et clairvoyance. Ce sont des experts, sinon, ils ne seraient tout de même pas ministres de l’agriculture, chefs d’arrondissements administratifs ou responsables syndicaux. On va dire que oui?? Cela coule pourtant de source ! Parmi ces « experts » et ces « maîtres », certains -la plupart ?- ont été formés dans des écoles et des universités prestigieuses, reconnues pour leur omniscience et la qualité de leurs formations ! Nous ne pouvons tout de même pas mettre en doute, le moins du monde, leurs compétences, et ne pouvons que suivre aveuglément leurs conseils et leurs injonctions. Leurs diplômes parlent pour eux, et ne souffrent aucune défiance envers leurs capacités. D’où cet acte de foi.

Oui ! Sauf que… Nous avons appris cette semaine à la télé que des bio-ingénieurs fraîchement diplômés et des étudiants en « bio-ingé » considèrent eux-mêmes que certains de leurs cours ne sont plus en phase avec les défis et connaissances du monde actuel. Ils appellent de tous leurs vœux l’agroécologie : une approche globale -non segmentée- qui (ré)concilie l’agriculture, l’écologie, la productivité, l’humanisme et la biodiversité. Le sol, par exemple, est encore expliqué dans certaines universités comme un substrat physiquo-chimique et non comme un monde vivant excessivement diversifié, affirment des étudiants et même des professeurs ! L’agriculture est étudiée dans des laboratoires, loin des terrains de culture et des prairies ; elle est théorisée, formalisée, enfermée dans des algorithmes. Les étudiants apprennent à calculer des bilans, à lire des statistiques, à observer des animaux ou des végétaux sans jamais les toucher. Les futurs (et les actuels) experts agricoles savent collecter et interpréter des données observées sur microscope ou lues sur des analyses de laboratoire, mais ignorent comment soulever une motte de terre quand on leur met une bêche en main !

L’agriculture devrait s’étudier au contact direct de la terre et des animaux, des réalités palpables et concrètes. On ne peut pas gérer le présent et construire un avenir agricole en imaginant des systèmes dits « innovants », animés par des drones et des robots, farcis d’informatique, bardés de capteurs électroniques, basés sur des théories éthérées, rêvées et enseignées dans les amphithéâtres d’université. Le meilleur expert d’une ferme n’est autre que l’agriculteur lui-même. Chaque fermier.ère connaît les moindres recoins de son exploitation, ses forces et ses faiblesses. Son domaine d’expertise s’étend à la santé de ses animaux, à la qualité des terres de ses parcelles. Nous savons que telle vache est sensible aux fièvres de lait, que telle autre ne se montre pas quand elle va vêler, que le levier de vitesse de tel tracteur a tendance à sauter, et des centaines d’autres détails que toute autre personne ignore.

Pourtant, on veut sans cesse nous conseiller, nous encadrer, nous expliquer ce qu’il faut faire, sans le moindre respect pour notre propre expertise, bien plus concrète et efficiente que celle de ces innombrables « experts » sans cesse à nos trousses, qui nous font faire des bêtises, nous réduisent au rôle de bons petits soldats du consumérisme et du capitalisme, au nom du progrès, de la « résilience ». Ces experts agricoles seraient bien drôles à raconter, s’ils n’avaient conduit depuis septante ans notre paysannerie sur une voie sans retour, au travers des neuf cercles de l’enfer de Dante : Limbes, Luxure, Gourmandise, Avarice, Colère, Hérésie, Violence, Ruse et Tromperie, Trahison.

Des « experts », oui ! Mais pour quel domaine au juste, dans la divine comédie agricole ?

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