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Du côté de la vraie vie

Voici un an débutait le long bras de fer entre le groupe Delhaize et ses employés, lesquels refusaient la franchisation de 128 magasins. Les syndicats promettaient de ne rien lâcher et de protéger leurs affiliés envers et contre tout ; les partis politiques de gauche suivaient le mouvement et prétendaient soutenir le juste combat des 9.200 salariés, menacés de changer d’employeur et de conditions de travail. Ils entendaient toutes et tous lutter vent debout contre le diktat du capitalisme, jusqu’à la victoire du juste droit des travailleurs. Grèves, blocages de magasins et de centres de distribution Delhaize, manifestations… : toute la panoplie de la « lutte finale » fut ainsi déployée dans un grand spectacle son et lumière qui anima les actualités durant des mois !

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Résultat des courses : douze mois plus tard, score de forfait, les 128 magasins sont tous franchisés ! Delhaize et le grand capital ont gagné sur toute la ligne… Les syndicats ont eu beau gesticuler, la justice a fait appliquer la législation belge et n’a pas soutenu les revendications ; les politiciens sont restés curieusement passifs, impuissants malgré leurs ronflantes rodomontades. Les manifestants étaient pourtant très déterminés à « aller jusqu’au bout », « à ne rien lâcher », « à défendre leurs acquis sociaux ». Amère et humiliante défaite… Clap de fin : circulez, y’a plus rien à voir !

Le slogan de Delhaize « Du côté de la vraie vie » résonne de manière cinglante pour les employés de la grande chaîne de magasins. Il n’augure rien de bon pour les agriculteurs, confrontés eux-aussi à cette grande distribution égoïste, pointée du doigt pour sa politique de prix bas et sa pingrerie proverbiale envers ses fournisseurs. Les Lidl, Aldi, Colruyt, Intermarché, Delhaize, Carrefour…, sont bien armés pour résister aux pressions des manifestations agricoles. Ils se rient de nous. Les lois belges et européennes ultra-libérales protègent le commerce, c’est ainsi ! Je crains fort que les revendications des agriculteurs ne subissent le même sort, du côté de la vraie vie du capitalisme.

Bien sûr, les syndicats nous promettent aussi « d’aller jusqu’au bout », « de ne rien lâcher », de mener la lutte finale jusqu’à la défaite des forces du mal de l’empire Miam-Miam. Les politiciens également « soutiennent » le combat agricole et proposent des solutions à la mords-moi-le-noeud, du style « moins de normes écologiques et de formalités administratives », alors que l’amélioration des revenus constitue la revendication principale. Je voudrais croire à la victoire, je rêve d’y croire, mais au lieu de « capituler », le grand commerce ne va-t-il pas plutôt « capitaliser » et se servir d’une hypothétique hausse des prix à la ferme pour augmenter leurs propres tarifs et leurs marges bénéficiaires ? Du côté de la vraie vie de la filière agro-alimentaire, les agriculteurs ont toujours été les dindons de la farce. Il suffit de jeter un regard sur notre misérable histoire, pour pleurer de dépit et craindre le pire.

En effet, les soixante dernières années ont connu de nombreuses manifestations agricoles en Europe, mais elles n’ont guère pesé sur le destin des paysans. Pour ainsi dire, pas du tout… Prenez la grande manifestation du 23 mars 1971 à Bruxelles, infiniment plus violente et revendicatrice que les mouvements de ces dernières semaines. La paysannerie s’était soulevée contre la directive de Sicco Mansholt, lequel entendait provoquer le départ de la moitié des dix millions de fermiers que comptaient à l’époque les six pays de la CEE. Du côté de la vraie vie de la PAC, le monde agricole devait se moderniser et rentrer dans le rang des bons petits soldats du capitalisme : acheter, vendre, produire, faire tourner un maximum d’argent ! Les agriculteurs étaient outrés, scandalisés, et multipliaient les démonstrations de force. Pour quel résultat ? La PAC a gagné sur toute la ligne et notre agriculture est devenue ce qu’elle est : surendettée, intra-concurrente pour les terres, ultra-dépendante des aides publiques, accro au gigantisme, addicted aux produits chimiques et au modernisme, malmenée, en perte de sens, désenchantée, révoltée…

En 1984, treize années seulement après la grande manif de 1971, tandis que la moitié des fermiers avaient bel et bien disparu comme l’annonçait Mansholt, la PAC instaura les quotas laitiers. Panique à bord ! Soulèvement général ! Manifestations et tridents de la colère ! UPA, Alliance Agricole, UDEF : tous unis contre en Front Vert contre les quotas ! Cette fois, on ne se laissera pas faire ; on va voir ce qu’on va voir ; « ça va saigner » ai-je entendu alors ; on ira jusqu’au bout de la lutte finale ! Et bien… non ! Rîn du tout  ! Du côté de la vraie vie, la PAC a fini par imposer le contingentement laitier, tandis que les syndicats n’obtenaient que des aménagements, des décorations customisées pour que nos vaillants défenseurs ne perdent pas la face, cette fois encore.

Par la suite, dans les années 1990 et 2000, d’autres manifestations agricoles furent organisées, avec à chaque fois forcément de moins en moins de participants, mais des tracteurs de plus en plus gros. En 2009, des centaines de milliers de litres de lait furent déversés dans des champs. Pensez-vous que Lactalis, Danone ou Friesland Campina ont versé des larmes de compassion sur le sort des éleveurs laitiers maltraités ? Du côté de la vraie vie capitaliste, on ne s’émeut pas du sort de ses fournisseurs, on détourne le regard ostensiblement, on ferme les yeux sur le malheur des autres maillons de la chaîne. Il ne faut pas attendre de cadeaux de la part du grand commerce, en aval et en amont de notre profession.

Les expériences passées ont de quoi déprimer les plus optimistes et les plus déterminés des manifestants agricoles, car au final, c’est toujours le grand capital qui gagne. Du côté de la vraie vie des tractations, nos représentants et interlocuteurs -syndicaux, politiques, commerciaux- vont jouer la montre, miser sur la lassitude des fermiers, multiplier les tables rondes, les « concertations de chaîne », les discussions à bâtons rompus où nous prendrons des coups de bâton,… Ils vont noyer les poissons, enfumer les oiseaux, crier « haro » sur les baudets écologiques. Bien coachées par les lobbies du commerce agro-alimentaire et des industries, les instances politiques et syndicales de droite ont opportunément choisi de désigner les normes et les contraintes environnementales comme principales responsables de cette crise, au lieu de remettre énergiquement en cause les évidentes et scandaleuses inégalités dans la répartition des profits au sein de la filière alimentaire et dans la distribution des aides agricoles. Depuis soixante ans, politiciens et commerciaux se fichent de nous. Ils font tourner les paysans en bourriques lors de chaque soulèvement agricole, avec ce scénario « à la Delhaize » encore et encore !

En sera-t-il autrement en 2024 ? Ce serait merveilleux d’aboutir à des résultats tangibles, mais du côté de la vraie vie, le mot « miracle » est inscrit en lettres microscopiques dans le dictionnaire. Vie rêvée, ou vraie vie ? Sur laquelle misez-vous ? Rien ne va plus, faites vos jeux…

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