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Histoire de famille : un travail d’équipe

Chaque dimanche, sauf exception, ma mère, cuisinière émérite nous concoctait une poule au pot. Après cuisson, elle désossait la bête et servait les morceaux avec une béchamel à la crème de lait parfumée à l’ail.

Temps de lecture : 3 min

C’était ma mère qui désignait les trois potentielles victimes pour le sacrifice et cela à certains signes qu’elle jugeait être la fin du cycle de ponte. Je l’accompagnais dans la prairie le jeudi après-midi et je mémorisais les noms des trois poules.

Mon père

C’est le samedi suivant que mon père devait tuer la poule. Évidemment, j’étais auprès de lui pour choisir la malheureuse. Habituée à l’attrapage des volatiles, j’en saisissais une des trois désignées par ma mère et la tendais à mon père. Avec sa hache, il lui tranchait le cou sur une souche d’arbre laissée à cet effet.

À ce moment, le massi d’jône que j’étais lui enjoignait de laisser courir la poule sans tête. Et nous chantions en chœur «le coq est mort, il ne dira plus cocodi cocoda». Détail supplémentaire, mon père chantait faux. Je suis bien contrite aujourd’hui de mon attitude même si aucune souffrance ne pouvait affecter ce volatile post-mortem. C’était un manque de respect flagrant envers ce petit descendant des dinosaures.

Ma mère (2)

Ma mère réceptionnait la dépouille et la plumait illico mais juste avant, elle s’adressait à mon père et lui disait à chaque fois : « li ptite ni s’a nins co trompé ».

Moi

C’était, pour ma famille, un exploit que personne ne s’expliquait. Comment dans une basse-cour composée exclusivement de poules brunes, de race Legghorn doré, pouvais-je bien m’y retrouver ?

C’était bien simple, je les connaissais toutes et leur avais assigné un nom. Il paraît que c’est une faculté qu’ont tous les bambins jusqu’à neuf mois. On le sait par des expériences scientifiques. On fait visionner à de tout jeunes enfants des images de daims différents mais apparemment tous pareils. Jusqu’à neuf mois, les enfants restent intéressés par les daims qui défilent sur l’écran mais après cet âge, ils se désintéressent du visionnage pensant voir et revoir le même daim ! Mais moi, j’avais plus que neuf mois. J’avais huit ans. L’explication, c’est que si l’on poursuit l’exercice de reconnaissance sans arrêt, on ne perd pas cette possibilité de différenciation.

Ma sœur

Ma sœur de douze ans mon aînée n’en revenait pas. Elle voulait connaître ‘mon secret’. Impudente, je lui répondais qu’elle n’avait pas la même tronche que la voisine ! Ce qui ne l’avançait pas bien sûr. Après le plumage, c’est elle qui, dans son questionnement, vidait la carcasse.

Ma mère (3)

Comme je l’ai dit au début, c’est ma mère qui la cuisinait.

La famille

Le dimanche après la messe et la promenade à pied, mon père et moi, dans les champs, toute la famille s’attablait pour déguster ‘le travail d’équipe’.

Le mystère

Je me souviens d‘une parole de ma mère à l’adresse de mon père : imagine-toi, Joseph, qu’autour de cette table, il y ait cinquante poules à nourrir. En clair, cela voulait dire qu’elle avait de gros frais d’achat de maïs et qu’elle aurait espéré un peu d’aide. Mais pourquoi avait-elle laissé son cheptel de volatiles croître autant ? C’était bien là la question. Des œufs, en si grandes quantités, on n’arrivait pas à trouver des débouchés. Et, il est une loi économique, la première sans doute, qui veut qu’on ne produise pas plus qu’on ne peut vendre. Ainsi, le mystère reste entier encore aujourd’hui pour moi soixante ans plus tard.

Épilogue

Quand on trouva deux grandes tines dans la cave, elles contenaient des centaines d’œufs baignant dans une saumure conservatrice faite d’une poudre ad hoc et d’eau. Il ne restait qu’une solution pour les éliminer sans rien gâcher : cuire des gaufres !

Marlène André

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