Accueil Voix de la terre

Son propre maître? Vraiment?

Un agriculteur, dit-on, est son propre maître. Légende ou réalité ? Chaque matin, il se lève avec un plan de travail en tête, un schéma mental qu’il a dessiné lui-même, que personne ne lui a imposé, ni un patron, ni un chef de chantier ou un quelconque directeur. Il organise sa journée comme bon lui semble, sans limites ni obligations. Vu de l’extérieur, notre métier semble baigner dans une forme de liberté absolue, mais au-delà des apparences, des obligations de résultat déterminent le parcours à accomplir. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’agriculture contractuelle, forme moderne et pernicieuse de servitude paysanne.

Temps de lecture : 5 min

Je suis resté comme deux ronds de flan quand un jeune fermier m’a expliqué le contrat qui le lie à une firme avicole. Il se fournit chez elle en poulettes et poussins, farines, produits vétérinaires, désinfectants, gants, charlottes, chaussons et habits de protection en plastique, boîtes en carton… La totale ! En « échange », la société en question lui achète les œufs à un prix établi, tandis que lui s’engage à fournir des quantités fixées « d’un commun accord ». Je mets des « guillemets » pour souligner le caractère unilatéral de la convention, dictée par le partenaire le plus puissant de l’accord, c’est-à-dire la firme.

J’ai tout de suite songé à Germinal, ce roman d’Emile Zola qui raconte les heurs et malheurs des mineurs de fond dans le Nord de la France au 19e siècle. Lisez-le, vous serez surpris des similitudes ! Les familles des « gueules noires » étaient logées par le propriétaire des mines de charbon dans des petites maisons de poupées où les gens s’entassaient les uns sur les autres, un peu comme les poules de notre jeune aviculteur. Ces « corons », sortes de cités ouvrières, comptaient aussi des magasins, des boulangeries, des épiceries, où devaient se fournir les mineurs. Les salaires de ceux-ci, les montants de location des logements, les prix des aliments et des fournitures, étaient évidemment fixés par la compagnie houillère toute-puissante. Celle-ci jouait sur tous les tableaux, et maîtrisait la filière de A jusqu’à Z ! Le travail de « ses » ouvriers ne lui coûtait pas grand-chose, au final. Elle avait quasi droit de vie et de mort sur son personnel.

Elle vendait même de la gnôle aux mineurs pour mieux les abrutir, payait le curé chargé du repos des âmes de ces pauvres hères, lesquels gagnaient leur Paradis en s’esquintant au travail pour enrichir leurs propriétaires, loués pour leur bonté d’âme envers leurs ouailles et pour leur fabuleux esprit d’entreprise. Bien entendu, ces trop braves hommes ne descendaient pas dans la mine, et ne salissaient nullement leurs beaux habits -ni leurs poumons !- de poussière de charbon. De même, le PDG et les membres du CA de la firme avicole ne descendent pas dans les poulaillers de leurs sujets, et l’odeur des fientes ne monte pas jusqu’à eux. Les actionnaires des méga-trusts agro-alimentaires, ainsi que les consommateurs, ne se doutent pas un seul instant des relations bizarres, des liaisons dangereuses contractées aujourd’hui entre les fermiers et certaines sociétés.

Le protocole d’accord est écrit noir sur blanc, signé, estampillé, et comporte de multiples clauses, lesquelles protègent surtout… l’acheteur des œufs ou des poulets, lui-même également fournisseur des intrants ! L’agriculture contractuelle gagne du terrain dans notre Wallonie. On la retrouve par exemple chez les cultivateurs de pommes de terre, lesquels suent parfois sang et eau pour honorer leurs engagements quand la météo chaotique leur joue de mauvais tours, lorsqu’une sécheresse estivale, ou au contraire une forte humidité, compromet le rendement et impacte la qualité des tubercules. J’ai même appris – est-ce possible et légal ?- que les usines de frites vendent eux-mêmes des plants, créent des pénuries ou des surplus, font joujou avec les prix. Cette année, par exemple, les plants sont tellement rares et chers qu’il sera difficile, voire impossible aux petits cultivateurs sans contrat, d’en obtenir en temps voulu !

Ce phénomène nous ramène 200 ans en arrière, à une période révolue où le puissant était un loup pour les plus faibles ! Rien de nouveau sous le soleil de l’ultra-libéralisme… Ce qui m’échappe le plus est l’apparente acceptation du monde agricole pour ce genre de pratique, et la position des syndicats, lesquels s’en lavent les mains au savon qui sent bon, et conseillent à leurs adhérents de « bien lire les contrats ». Ils sont drôles ! Les agriculteurs, c’est bien connu, sont de fins limiers pour repérer les clauses abusives, et ne pas signer n’importe quoi… Pardonnez-moi cette ironie : nous ne sommes pas du tout armés ni formés pour comprendre le jargon administratif et saisir toutes les subtilités de ces protocoles élaborés par des juristes à la solde des firmes industrielles de l’agrobusiness. L’agriculture contractuelle est un vaste miroir aux alouettes où trop d’oiseaux se font piéger…

Mais alors, que faire d’autre ? Les pouvoirs publics ne devraient-ils pas encadrer cette vaste manipulation institutionnalisée ? Légiférer, surveiller, défendre, protéger ? Cette nouvelle « mode », style Germinal, gagne du terrain, car nos vendeurs d’intrants et nos acheteurs de produits agricoles veulent absolument sécuriser leur business à notre détriment. Ils font peser tous les risques sur les agriculteurs et tirent les marrons du feu sans se brûler, quand ils sont cuits à point.

Et l’on dira que nous sommes chacun notre propre maître… Vraiment ?

A lire aussi en Voix de la terre

L’agrivoltaïsme: un sujet de lutte paysanne

Voix de la terre Le 17 avril 1996, au Brésil, 19 membres du mouvement des paysans sans terre furent massacrés par des tueurs à la solde de grands producteurs terriers. Depuis lors, Via Campesina a décrété que le 17 avril serait la journée internationale des luttes paysannes. En cette période de révolte agricole, le Réseau de Soutien à l’Agriculture Paysanne (RESAP) et la Fugea signalent une nouvelle menace pour les terres agricoles et pour l’accès à la terre : l’agrivoltaïsme.
Voir plus d'articles