Agriculture sociale : quand travailler la terre répare l’humain
Les herbes piquetées de fleurs, elles étaient comme des petites paroles brûlantes qui essaient de s’envoler. On essaie de les déchiffrer avant qu’elles ne s’ouvrent aux pluies, aux sécheresses et même à l’arrachement du présent. Le vent faisait vibrer leurs formes éparpillant leur bavardage. À Écaussinnes, la Ferme de L’Orée du Bois est un peu le paradis du maraîchage. Elle se veut aussi celle d’une nouvelle clairière intérieure.

On y décline l’agriculture sociale, là où la terre épouse et accompagne le destin des femmes et des hommes. Nous en avons rencontré plusieurs acteurs afin d’évoquer avec eux l’essor de cette déclinaison du métier d’agriculteur.
L’Asbl « Nos Oignons », pionnière à Bruxelles et en Wallonie
Les fermes ont quasiment toujours été des lieux d’accueil spontanés pour des personnes qui ne trouvaient pas ou plus leur place dans l’univers du travail et, plus largement, de l’économie nourricière. Une activité qui a décliné concomitamment à la diminution du nombre d’exploitations sur notre territoire, le développement de la mécanisation et l’accroissement de la pression administrative sur les producteurs.
Cela fait toutefois une vingtaine d’années que cette dimension sociale de l’agriculture s’est réancrée dans les mœurs un peu partout en Europe. Chez nous, l’Asbl « Nos Oignons » a relancé en 2012 cette activité à finalité de mieux-être et de solidarité à partir du centre psychiatrique de jour « Le Club Antonin Artaud » en plein cœur de Bruxelles, en partenariat avec Gwénaël du Bus, maraîcher bio sur la Ferme du Peuplier, dans l’entité de Grez-Doiceau.
Si la Wallonie semble encore aux balbutiements de cette renaissance, ce n’est pas le cas de la Flandre. Samuel Hubaut, le directeur de l’Asbl « Nos Oignons » et coordinateur de terrain du programme « soins verts » se souvient que ce sont des collègues flamands qui l’ont mis en contact avec le Gal « Haute-Sûre Forêt d’Anlier » qui venait de mener un projet pilote dans ce domaine en 2007.
En 2015, c’est la région wallonne qui lançait, dans le cadre du plan wallon de développement rural, un appel à projets qui a permis d’en financer une quinzaine dans le domaine. L’agriculture sociale reprenait son élan dans notre région.
« Vaches et bourrache », le trait d’union entre l’agriculteur et le bénéficiaire
Le projet d’agriculture sociale « Vaches et bourrache » initié en 2017 par le Cpas de Tubize et l’Asbl « Nos Oignons », est l’une des structures qui pratique de l’accueil individuel et s’adresse aux personnes en dépression, en épuisement, en incapacité ou encore en situation de handicap.

Elle travaille avec une dizaine de partenaires agricoles situés dans la zone de Braine-le-Comte, Écaussinnes, Ittre. « Les futurs bénéficiaires arrivent chez nous par le biais de leur psychiatre, d’un centre de santé mentale, suite à un article dans un bulletin de liaison communal et même via un agriculteur rencontré sur un marché » indique Caroline Laurent, coordinatrice du projet.
C’est elle qui les introduit auprès du maraîcher pour une première prise de contact. « Nous établissons une convention pour nous assurer qu’il est en ordre d’assurance et adhère à la philosophie du projet, car c’est le mieux-être et non la rentabilité qui en est le moteur » insiste la responsable qui adapte le cadre de fonctionnement aux besoins de chaque participant en concertation avec l’agriculteur.
Explosion des incapacités de travail de longue durée en Belgique
Ils sont de plus en plus nombreux (un citoyen sur quatre en 2022) à souffrir de troubles anxieux et dépressifs en Belgique.
Une situation qui a poussé plusieurs acteurs à trouver des solutions afin d’éviter que ces patients en arrêt de travail provisoire ne tombent dans la spirale d’une incapacité de longue durée. Et c’est devenu un véritable problème de santé publique.
Il faut en effet savoir que la problématique des incapacités de travail de longue durée (plus d’un an) a coûté à elle seule plus d’1,6 milliard € à l’Inami en 2022, soit une augmentation de plus de 10 % en un an et de plus de 47 % depuis 2016.

Selon les derniers chiffres, près de 500.000 personnes sont en incapacité de travail longue durée, dont près d’un quart souffre de burn-out ou dépression. D’ici à 2035, leur nombre pourrait augmenter de 20 % pour atteindre 600.000 personnes, à politique inchangée.
Le constat est interpellant pour les promoteurs de l’agriculture sociale qui soulignent à la fois la nécessité d’une refonte radicale de l’organisation du travail, de la vie économique de nos sociétés et l’intérêt pour la collectivité d’apporter des réponses innovantes aux personnes qui se trouvent en risque accru d’exclusion.
Les « soins verts », une réponse au mal-être de notre société
Un collectif réuni par la fondation philanthropique « Terre de Vie », en outre l’un des soutiens de l’Asbl « Nos Oignons », a décidé de prendre le problème à bras-le-corps et d’évaluer l’opportunité d’introduire dans le cadre législatif un dispositif d’accompagnement des personnes en souffrance par le biais d’une prescription de soins verts consistant en une activité en lien avec l’agriculture ou la gestion de la forêt.
La fondation a ainsi initié le programme « Soins Verts – Groene Zorg » dont Marc Pittie est le coordinateur général. Cet avocat de formation est allé à la rencontre d’agriculteurs, d’Asbl, de personnes en difficulté et s’est rapidement rendu compte que si chacun d’entre eux en tirait une plus-value, ce secteur manquait cruellement de structuration.
« Nous nous sommes concentrés sur l’invalidité de longue durée due aux burn-out, un véritable sujet de société, pour essayer d’obtenir un financement structuré de la sécurité sociale » développe M. Pittie.
La plateforme s’est donné trois ans pour rassembler les preuves et faire une démonstration la plus scientifique possible des bienfaits quantitatifs et qualitatifs des soins verts.
Pour Samuel Hubaut, les efforts pourraient s’avérer payants : « l’Inami s’est montré intéressé et nous avons réussi à l’attirer comme expert dans une étude d’impact menée par la KUL » se félicite ainsi le directeur de l’Asbl « Nos Oignons ».
« Nous souhaitons que le nouveau gouvernement inscrive la question des soins verts, une forme d’économie potentielle, dans la thématique plus large des soins de santé » insiste pour sa part le coordinateur du programme en avançant qu’il existe en plus « une valeur ajoutée évidente au rôle de l’agriculteur, laquelle dépasse sa fonction purement productive ».
Le maraîchage à visage social
Comment cela se passe-t-il concrètement sur le terrain ? Agricultrice avec son compagnon sur leur ferme de « L’Orée du Bois », Virginie Gilbert y a développé des activités de maraîchage, d’apiculture et un peu d’élevage (20 cochons, des moutons, 40 brebis et leurs petits, des poules pondeuses).
Sous les serres, dans les potagers, on trouve des tomates, aubergines, poivrons, courgettes, concombres, roquette, poireaux, courges, bettes, betteraves, maïs doux, un peu de cultures fourragères. En hiver, les serres sont également utilisées pour abriter les moutons et les maraîchers cultivent aussi des petits fruits.
L’exploitation est déjà ouverte au grand public, puisque les légumes y sont en partie écoulés en vente directe et en auto-récolte. Le couple propose par ailleurs des animations à destination de groupes, notamment scolaires.
Outre une collaboration avec la commune d’Écaussinnes pour fournir l’école et la maison de repos en légumes, l’agricultrice a noué deux partenariats en agriculture sociale avec l’Asbl « Vaches et bourrache » et le projet « Cap sur les métiers de la terre » porté par le Cpas de Soignies.

Il faut dire que Virginie Gilbert est depuis longtemps sensibilisée à cet univers. « Avant de me concentrer à 100 % à mon activité de maraîchère, je travaillais encore à temps partiel pour un service d’aide aux détenus » illustre celle qui avait déjà en tête de poursuivre son action dans le domaine social sur sa ferme.
Le profil des personnes qu’elle accueille une à deux fois par semaine est très varié. Ce sont des bénéficiaires du Cpas, des demandeurs d’emploi, des retraitées, ou encore des personnes porteuses d’un handicap léger.
Nombre d’entre eux sont intéressés par les animaux qu’ils aident à nourrir ou à déplacer. Ils participent aussi, à leur rythme, à toutes les activités du maraîchage (plantation, semis, récolte, désherbage).
« Quand je rentre de la ferme, je me sens vivante »
Fanny Henson a découvert en janvier 2023 les bienfaits des activités de maraîchage au sein de la ferme « Ô Champ d’Abeilles » à Marche-lez-Ecaussines grâce à Caroline Laurent, la coordinatrice du projet « Vaches et bourrache » dont elle loue le soutien et la compréhension.
Victime d’un burn-out et toujours en souffrance à la suite d’un traumatisme crânien qui a été mal géré durant son adolescence, elle est en recherche de mieux-être et de réorientation socioprofessionnelle.
« J’ai été reconnue en incapacité de travail de par ma situation de handicap mais la mutuelle ne me reconnaît pas pour autant inapte à exercer ma fonction d’assistante de direction, et cela signifie donc que je dois me débrouiller pour me réorienter » résume Fanny qui souffre d’acouphènes et de vertiges positionnels paroxystiques bénins.
Seuls la nature, l’éloignement des perturbations urbaines, mais aussi le sentiment de se rendre utile lui sont bénéfiques. « Travailler la terre me répare » souffle-t-elle d’ailleurs en regrettant que « le monde du travail où j’évoluais m’en demandait toujours plus, jusqu’à me pousser à dépasser mes limites ».
Sur la ferme, elle dit avoir trouvé un environnement et des personnes « qui font du bien, ouvrent des portes et des perspectives pour repartir sur de nouvelles bases ». Et de songer, pourquoi pas, à s’installer elle-même en agriculture…