Thierry Bay : «Je suis le fermier des poissons»
On en trouve déjà trace dans les textes d’Hérodote, les Perses sont les premiers à en consommer, son art s’impose sur les tables des tsars, et plus près de chez nous, c’est durant les Années Folles à Paris qu’il se transforme en un symbole absolu du luxe et de la fête. Le caviar, ces séduisantes petites billes qui vibrent sur la langue comme de fines bulles de champagne, n’est plus l’apanage des grands producteurs aux noms plus ronflants les uns que les autres. À Dottignies, en Wallonie picarde, se niche « Belgian Quality Fish », pionnier de « l’or noir » dans notre pays. C’est le terrain de jeux de Thierry Bay, qui nous a ouvert les portes du royaume de l’esturgeon belge.

Cet ingénieur agronome de formation, amoureux du bleu de l’eau, qui a grandi en Corse, s’est spécialisé en aquaculture du côté de Montpellier avant de venir travailler à Piscimeuse, à Tihange, où il commence, déjà, à élever de l’esturgeon pour la société Aqua Bio, laquelle reprend la structure Vitafish située à Dottignies, un projet initié en 2004, qui produisait du tilapia du Hainaut.
Du tilapia à l’esturgeon
C’est dans les bâtiments de celle-ci que seront transférés les poissons élevés à Tihange après la fermeture, pour raisons techniques, de la société hutoise. Ce sera ensuite au tour de l’entreprise Vitafish de mettre, elle aussi, la clef sous la porte en 2009.
L’activité passe sous la bannière de la holding Joosen-Invest qui abrite les entreprises Joosen-Luyckx (meunerie), Aqua Bio (caviar), Belki, (abattoir de volailles situé à Alost) et Belgian Quality Fish, la ferme d’élevage d’esturgeons créée dans les structures de Dottignies. Elle est désormais dirigée notamment par Thierry Bay depuis octobre 2009.
Dédié à l’origine à l’élevage de tilapia, l’outil est adapté à celui de l’esturgeon tandis que l’abattage est déplacé dans l’unité de Turnhout où sera élaboré le caviar.
Le caviar, luxe ultime dans l’imaginaire collectif
Le caviar… Ce mot magique vient du turc « havyar », lui-même dérivant du mot persan « khaviyar » qui signifie « œuf ». La graphie actuelle se rencontre en 1552 sous la plume de François Rabelais dans « Le Quart Livre ». De tout temps, il a laissé une marque indélébile dans l’imaginaire collectif. Chez Proust, le caviar n’est pas seulement un aliment, mais un signe de distinction sociale, marquant l’appartenance des personnages à une classe privilégiée.
Le septième art n’échappe pas à son charme. Dans des films comme « Breakfast at Tiffany’s », il est présenté comme un symbole de luxe et de sophistication. Dans des œuvres telles qu’« Anna Karenine » de Tolstoï ou « Gatsby le magnifique » de Fitzgerald, il devient un symbole de statut et de décadence.
Anatomie d’un poisson rare et surexploité
Originaire de la mer caspienne, fermée et de petite taille, l’esturgeon est un poisson longiligne, au museau terminé par une longue pointe, et au corps ayant cinq rangées longitudinales de grosses plaques osseuses. Il évolue dans des eaux tempérées, entre 15° et 20°.
« C’est un poisson non seulement beau, mais aussi très particulier » s’emballe Thierry Bay car « bien qu’il soit classé parmi les poissons osseux tels que la truite ou le cabillaud, il possède un squelette principalement cartilagineux comme les raies, les requins, les roussettes. Il n’a pas d’écailles mais son corps est partiellement recouvert de plaques osseuses, les scutelles. ».
L’esturgeon appartient par ailleurs à une très vieille lignée remontant à 250 millions d’années, « c’est un peu un fossile vivant » embraye l’éleveur.
Enfin, il est anadrome, signifiant qu’il remonte les fleuves depuis la mer, comme le saumon. La ponte s’effectue en eau douce tandis que les alevins se dirigeront vers la mer où ils vivront jusqu’à leur maturité sexuelle.
L’esturgeon sauvage, espèce protégée
Mais les embûches se sont multipliées, au fil du temps, pour ce poisson, notamment avec la construction de barrages hydroélectriques sur la mer caspienne, berceau de l’espèce, « qui empêchent les esturgeons de remonter pour accéder au haut de la rivière afin d’y pondre » explique Thierry Bay.
Sans compter qu’il s’agit, en outre, d’une zone pétrolière qui génère beaucoup de pollution, laquelle, conjuguée à la surpêche, met en péril la survie des esturgeons sauvages au début des années 2000.
Et ce ne sont pas les quotas de pêche décidés par les pays bordant la mer noire ainsi que la mer caspienne, ni le contrôle strict des importations de caviar qui ont enrayé les nombreuses fraudes.
Une situation qui a décidé la Cites (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction, connue aussi sous le nom de « Convention de Washington ») à totalement interdire, en 2008, la pêche de l’esturgeon sauvage (devenu espèce protégée) et la vente de son caviar.
Un délai de 8 à 10 ans pour obtenir du caviar
L’écrasement du marché du caviar sauvage marque le début de l’essor de la production d’esturgeons d’élevage pour alimenter le marché. « Il faut désormais être enregistré auprès de la Cites et posséder un agrément pour pouvoir élever ces poissons, un sésame sans lequel on ne peut ni vendre du caviar sur le marché et encore moins lui faire passer une frontière » nous apprend M. Bay.
L’un de ses collègues biologiste, basé à Turnhout, n’a pas attendu que la pêche à l’esturgeon soit frappée d’interdiction, pour commencer à développer des techniques d‘élevage, de nourrissage et de reproduction artificielle, « des procédés qui ont fortement évolué au cours des quarante dernières années ».
L’esturgeon est un poisson « tardif », c’est-à-dire qu’il lui faudra au minimum quatre ans pour produire du caviar.
« La majorité des espèces que nous élevons ici à Dottignies mettront entre 8 et 10 ans » pour en fournir, déroule Thierry Bay, ajoutant que « ce délai grimpe jusqu’à 15 ans minimum pour le beluga, un poisson qui peut atteindre un poids de 120kg à 130kg ».
Un système de production en recirculation d’eau
Ici, à Dottignies, pas de grands lacs ou des plans d’eau mais un système de production en recirculation d’eau qui permet de maintenir les paramètres d’élevage dans des gammes optimales pour favoriser le bien-être des poissons tout au long de leur développement. La ferme d’élevage située dans le zoning du Valemprez est impressionnante par ses dimensions et loge des bassins dans lesquels s’épanouissent les esturgeons en fonction de leur génération.
C’est dans cette enfilade de bassins que Thierry Bay élève 5 espèces d’esturgeons (il y en a en tout 27) : des sibériens, des russes, du beluga, du sterlet albinos, qui produit du caviar ivoire, des croisements entre russes et sibériens.
La reproduction artificielle s’effectue sur le site de Turnhout où est également basée l’écloserie. C’est donc en Flandre que s’effectue le choix des croisements qui seront développés dans les bassins hennuyers.
Les petits alevins ne pèsent pas plus de 10g à leur arrivée à Dottignies. Ils y sont élevés en bassins jusqu’au sexage qui intervient aux alentours de 2 à 3 ans d’âge, une opération qui nécessite un examen échographique au cours duquel les flancs des poissons seront scannés pour différencier les mâles des femelles.
Les mâles sont orientés vers le marché de la pêche, de la consommation humaine ou les animaleries tandis que les femelles poursuivent leur développement en bassins en attendant d’arriver naturellement à leur maturité sexuelle.
Il n’est toutefois pas rare que des mâles passent à travers les mailles du filet du sexage et poursuivent leur vie au sein des bassins pour atteindre 25kg à 30kg. « Nous les vendons alors sur la France pour servir de trophée dans des concours de pêche « no-kill ».
Les bâtiments de la ferme d’élevage fonctionnent en recirculation. Cela signifie que l’eau est prélevée dans la nappe phréatique et qu’elle est utilisée plusieurs fois dans la ferme avant d’être renvoyée dans la nature après épuration.
Dans les bassins, l’eau est simplement traitée aux UV et à l’ozone et nettoyée grâce à un filtre composé de bactéries. L’esturgeon étant un poisson particulièrement résistant, aucun antibiotique n’est nécessaire.
Des femelles particulièrement choyées
Thierry Bay se présente comme « un éleveur d’esturgeons qui s’inscrit dans une démarche de production de caviar ; ici nous ne sommes pas des convertisseurs de protéines, de matière grasse et d’acides aminés ».
Et de préciser que « nous voulons que le poisson se plaise bien, soit en forme sans, pour autant, qu’il croisse trop vite, au risque de développer de la graisse dans l’abdomen, laquelle empêchera la femelle d’avoir de jolis œufs ». Son travail et celui de ses équipes sera alors « de déterminer le stade de maturité idéal des œufs qui s’établit aux alentours de 10 ans. C’est une échographie, voire une biopsie, qui permettra d’en évaluer l’état de maturation. « Nous avons la chance, en tant qu’éleveurs, de pouvoir décider du moment idoine pour l’extraction des œufs.
« S’ils n’ont pas la taille requise, l’animal les résorbe automatiquement avant de repartir pour un nouveau cycle » détaille Thierry Bay. Et contre toute attente, cela ne lui pose aucun souci, « car la femelle continuera à grossir et aura même un meilleur rendement absolu, on peut le considérer comme une sorte de capitalisation » justifie l’éleveur.
C’est sur base des résultats menés en amont que les femelles sont ainsi sélectionnées, puis stockées dans des bassins d’affinage pour peaufiner le goût du poisson avant d’être transportées par camion à l’abattoir de Turnhout.
Il faut savoir que « les œufs doivent être assez fermes que pour supporter le travail mécanique, le rinçage, le tamisage, le salage avant la mise en boîte du caviar » explique l’éleveur en précisant que « le reste de la carcasse est valorisé à 100 % en produits transformés ».
Fabrication d’aliments extrudés
« Belgian Quality Fish » est le seul acteur belge à maîtriser à 100 % le cycle de l’esturgeon, de l’œuf à l’œuf. L’entreprise est également fabricante d’aliments pour ses poissons. Une activité qui coule de source pour l’éleveur quand on sait que Flor Joosen, le patron de la holding, constitue la quatrième génération de meuniers. C’est donc l’activité Joosen Luyckx Aqua Bio qui a commencé, à partir de ses farines, à développer un aliment pour poissons à destination de la filière aquacole de la holding.
« A l’état sauvage, les esturgeons sont omnivores, certains, comme les beluga, sont même carnassiers et attrapent des poissons vivants, mais la majorité se nourrissent de petits coquillages, d’algues et de tout autre aliment qu’ils trouveront au fond de l’eau » développe Thierry Bay.
Fabriqués sur le site de Turnhout, les granulés qui leur sont destinés varient en fonction de leur stade de développement. Cet aliment extrudé est composé de farines de céréales, d’huile (riche en Oméga3) et de farine de poisson enrichies de vitamines et de minéraux qui ont l’avantage d’avoir une bonne digestibilité.
« Contrairement à la truite qui attrape la nourriture en surface et pourra être nourrie à la volée, l’esturgeon, plus placide, attend que les granulés coulent au fond du bassin » explique l’éleveur, qui a fait de sa passion son métier. À moins que ce ne soit le contraire.