L’épeautre : une richesse locale transmise à travers les siècles
Si de nos jours, l’épeautre nous apparaît comme une céréale mineure que l’on cultive sur les terres plus difficiles, là où le froment ne réussit pas bien, il n’en a pas toujours été ainsi. Penchons-nous quelque instant sur l’origine et l’évolution de l’épeautre à travers le temps et l’Europe. Cultivée depuis des siècles, elle a été sélectionnée et héritée de peuple en peuple. Elle constitue un patrimoine local à perpétuer. Aujourd’hui, elle demeure une céréale aux multiples atouts.

Depuis plus d’un siècle, des scientifiques se sont affrontés sur l’apparition de l’épeautre. Certains prétendaient qu’il était l’ancêtre du blé tandis que d’autres le désignaient comme son descendant provenant de Mésopotamie ou encore trouvant son origine en Europe. L’avènement des techniques moléculaires a peu à peu permis d’y voir plus clair…
Le fruit d’une hybridation naturelle
Génétiquement, l’adn des amidonniers est constitué de deux génomes apparentés, chacun constitué d’une paire de 7 chromosomes. Un des génomes provient d’un cousin de l’engrain, il est appelé Triticum urartu ; son génome est noté AA. L’autre génome, dénommé BB est, quant à lui, celui d’une mauvaise herbe de l’époque, de la famille des graminées, proche de l’espèce que l’on appelle aujourd’hui Aegilops speltoïdes. L’adn de l’amidonnier est donc contenu dans 2 x (2 x 7) soit 28 chromosomes. On le dit tétraploïde (tétra = 4, AABB). Cette céréale est panifiable, à grain vêtu et qui ne supporte pas les grands froids. Elle était donc semée au printemps.
Comme les froments actuels et les épeautres, les blés primitifs sont hexaploïdes (hexa=6). Ces blés sont issus d’un croisement naturel qui s’est produit il y a 10.000 ans en Mésopotamie (Irak actuel) entre un amidonnier et une seconde espèce d’Aegilops. Cette fois, il s’agissait de Aegilops tauschi. Cette dernière a également apporté une nouvelle copie de 2 x 7 chromosomes portant le génome du blé (AABBDD) à 42 chromosomes.
Ce type de croisements interspécifiques ne sont pas rares dans le monde végétal. Dans les cours de biologie que l’on nous a enseignés, la notion d’espèce se définissait comme l’ensemble des individus capables de se reproduire entre eux et de donner une descendance fertile. On sait aujourd’hui, que cette barrière entre espèces est bien plus poreuse que l’on ne l’imaginait. La paléogénétique ne vient-elle pas de nous apprendre qu’en moyenne 2 % de notre génome humain provient de l’Homo neanderthalensis (l’homme de Spy), une espèce cousine de la nôtre (Homo sapiens).
Pour revenir à notre épeautre, l’analyse de l’adn en 2024 l’a prouvé : il est le résultat du croisement ou de l’hybridation d’un amidonnier et d’un blé hexaploïde primitif.
Surnommé le blé des Gaulois
De plus, une petite partie de l’adn des plantes ne se trouve pas uniquement dans leur noyau, mais également dans les chloroplastes qui contiennent la chlorophylle. Cette partie du patrimoine génétique ne se transmet que de mère à fille. L’adn chloroplastique de l’épeautre montre de grandes similarités avec celui d’un ancien amidonnier cultivé en Bohème. Ce qui nous donne à la fois le sens du croisement (l’amidonnier était la femelle, le blé était le mâle) et la région où celui-ci s’est produit (le nord des Alpes).
Lorsque les scientifiques ont tenté de reproduire ce croisement, ils ont obtenu une énorme diversité de descendants dont certains présentent tous les caractères des épeautres. Par rapport à ses parents, l’épeautre était bien mieux adapté à l’Europe. Il était bien plus résistant au froid, aux excès d’eau ou à la germination sur pied. Ses balles le protégeaient des oiseaux, de certaines maladies et de nombreux insectes. Nos ancêtres s’en sont rendu compte, l’ont adopté et favorisé lors de leurs semis. Quelques millénaires plus tard, ces peuples sont devenus les Gaulois, agriculteurs hors pair à l’origine de très nombreuses innovations et l’épeautre était leur blé, aussi appelé le blé des Gaulois…
Un savoir-faire ancestral
Des recherches archéologiques ont mis en lumière la méthode de récolte de l’épeautre par les Celtes. Outre, l’invention du tonneau, du soc de l’araire, de la herse ferrée, de la faux ou de la roue cerclée de fer, on doit également à ce peuple, l’invention de la première « moissonneuse ». Cet engin agricole appelé « Vallus » a été essentiellement retrouvé sur le territoire de la Gaule Belgique (qui s’étendait jusque Trèves à l’est et jusque Reims au sud). Il s’agit d’un char à deux roues muni d’un bac récolteur qui portait, sur le bord avant, un rang de lames dentelées à la façon d’un peigne. Le char était poussé par des bœufs ou des ânes.
Évidemment, il s’agit plus d’une récolteuse d’épis que d’une moissonneuse au sens actuel du terme car elle ne coupe en rien les chaumes. À l’avant pas de lames, pas de dents coupantes juste un long peigne immobile. À première vue, on a du mal à imaginer comment en déplaçant une « brouette » dans un champ, on puisse en ressortir avec un bac rempli d’épis. Les archéologues se sont d’abord cassé les dents sur cette question. Dans un premier temps, la reconstitution d’un vallus n’a pas apporté de réponse satisfaisante. La machine écrasait les cultures et ne constituait pas plus qu’un simple bac mobile dans lequel les agriculteurs déposaient les épis coupés à l’aide de leur serpe ou de leur faux. Pour comprendre toute l’ingéniosité des Gaulois, il fallait se rappeler que ces derniers ne cultivaient pas de froment mais de l’épeautre. De plus, les races anciennes d’épeautre ont toutes comme caractéristiques d’avoir des rachis et des cols d’épis (dernier entre-nœud sous l’épi) cassant à maturité. En intervenant, au bon moment, dans leur champ, les agriculteurs gaulois pouvaient ainsi récolter de manière rapide et efficace.
En ne semant que des épillets récoltés à l’aide d’un vallus, les agriculteurs gaulois pratiquaient déjà une forme de sélection favorisant les épis cassants. L’utilisation du vallus s’est transmise jusqu’au début du moyen-âge. Dès lors, pendant plus de 1000 ans, les épeautres ont été sélectionnés dans ce sens. Pas étonnant donc que ce caractère cassant des cols et des rachis soit encore présent chez certaines variétés modernes.
Après avoir été longtemps une qualité, c’est devenu un défaut. La sélection actuelle travaille à contre-courant de ce qui a été fait par le passé. De nombreuses variétés modernes sont désormais plus résistantes à ces bris. Pour les variétés disposant encore de ce caractère ancestral (Zollernfit, Lucky, Convoitise…), un seul conseil : ne pas attendre la surmaturité et récolter ces variétés en priorité lors des années difficiles comme le fut 2023.
Traditions, coutumes et vestiges du passé
Vers l’an 400, sous la pression des peuples germaniques, on assiste à la chute de l’empire romain, on traverse alors dans une période moins connue de l’histoire car elle n’a laissé que peu d’écrits. Parmi les peuples venus de l’est, certains venaient de loin : les Goths provenaient de la Roumanie et de l’Ukraine actuelle, d’autres étaient des peuples voisins originaires de l’Allemagne actuelle.
C’était le cas par exemple des Francs, des Burgondes, des Alamans, des Angles. Tous ont migré vers l’ouest entraînant leurs coutumes et leur culture. Parmi ceux-ci, on retrouve le peuple des Suèves. Ce peuple déjà ancien était contemporain de nos Gaulois. Comme eux, ils cultivaient abondamment l’épeautre dans le sud de l’Allemagne.
Dans la région actuelle de Stuttgart, vous trouverez encore partout le nom « Swabian » qui découle directement de « Suèves ». Cette région n’existe pas de façon administrative car elle occupe un territoire qui s’étend à la fois sur le Wurtenberg et sur la Bavière. On peut établir un parallèle entre le Swabian et le Condroz. Notre Condroz, comme le Swabian, doit son nom au peuple qui y cultivait l’épeautre il y a 2000 ans, dans notre cas, les Condruzes. Tout comme la région de Swabian, le Condroz est également à cheval sur des provinces différentes (Namur et Liège) mais reste une entité à laquelle les habitants sont sentimentalement très attachés.
Au sud de Stuttgart, l’université d’Hohenheim est à l’origine de 80 % des épeautres allemands (Zollernspelz, Badengold, Albertino…). Le plat typique Swabian, même s’il ne date pas de cette époque s’appelle Spätzel : des pâtes d’épeautre aux œufs. La culture de l’épeautre y est très vive et les boulangeries y proposent une grande diversité de pains d’épeautre. Comme quoi, la culture y est tenace.
De l’épeautre espagnol
Mais revenons il y a 1600 ans. Lors de la migration des peuples germaniques, les Suèves ont suivi les Vandales qui ont traversé la France du nord au sud. Alors que les Vandales ont poursuivi leur chemin jusqu’au sud de l’Espagne pour y créer l’Andalousie, les Suèves se sont installés au nord-ouest de l’Espagne et ont y fondé le royaume de Galice.
Depuis, l’épeautre y a été cultivé durant des siècles. Cela peut paraître improbable de trouver de l’épeautre, céréale symbolique de la résistance au froid en Espagne. Mais il faut savoir que le nord de l’Espagne est une région à climat océanique. Il n’y fait pas très chaud : la moyenne annuelle est de 14°C, (10°C en Belgique) et il y pleut en moyenne plus de 1000 l par an, ce qui est équivalent aux précipitations que l’on observe à Libramont.
Au début du siècle dernier, la culture de l’épeautre était encore bien présente en Asturies (région située à l’est de la Galicie). D’ailleurs, en 1935, un agronome suisse y a prélevé une centaine de races locales. Celles-ci sont toujours maintenues dans les collections de l’Agroscope, le centre de compétences de la Confédération pour la recherche agronomique et alimentaire en Suisse.
Conserver et valoriser ce patrimoine local
En Belgique, dès la création de la Station d’Amélioration des Plantes en 1913 (qui, par la suite, est devenue un des départements du Cra-w), les premiers sélectionneurs se sont concentrés sur les programmes d’amélioration en froment, avoine, orge et épeautre. Pour cette dernière culture, ils ont collecté en 1919 et remis en culture à Gembloux des centaines de plantes provenant de champs situés dans le Condroz, la Famenne et l’Ardenne.
Ils les ont semés en ligne et les ont évalués sur plusieurs années. De la première campagne de prélèvement, 4 « lignées » ont été développées. L’une d’entre elles a connu un succès important au niveau de sa commercialisation d’une part mais également comme variété parente de la sélection. Elle est la grand-mère ou arrière-grand-mère de la très grande majorité des variétés d’épeautres belges mais également allemandes.
La deuxième campagne a été réalisée par un agronome suisse de l’Agroscope en 1935, comme en Espagne et une troisième a encore eu lieu après la deuxième guerre mondiale sous la direction du sélectionneur Emile Larose. Ces collections n’ont pas qu’une valeur patrimoniale. Par leur diversité, elles sont aussi des sources de résistances à des maladies, insectes ou situations abiotiques diverses. La diversité morphologique de ces collections est assez impressionnante. De nombreuses races locales sont aristées, très aristées ou carrément barbues. Certaines sont pubescentes (épis protégés par un velours). Les épis sont de couleurs variées (rouge, blanc ; cuivré, noir). Cependant, elles ne sont plus cultivées car elles partagent toutes une forte sensibilité à la verse et à la germination sur pied.
Actuellement, 210 de ces races locales sont toujours conservées au Cra-w et valorisées dans les programmes de sélection et de pré-breeding. Par exemple, la variété Sérénité a pour parent-femelle la race locale RL130, collectée à Transinne en 1949. La lignée EH# 13.38, actuellement en deuxième année d’inscription en Allemagne est issue du croisement de la race locale RL 136 de Redu. Bien d’autres variétés, en cours de sélection, sont les descendantes de ce patrimoine.
Cra-w