Attention au retour de flamme
Mi-août, mi-été, mi-automne. La journée, les chaleurs sont encore accablantes, tandis qu’en soirée on hume déjà le doux parfum de l’automne avec son air typiquement humide. Les premières feuilles se renouvellent progressivement, en passant du vert aux couleurs chaudes d’un coucher de soleil.
Si pour nos enfants c’est bientôt l’heure de la rentrée, pour le monde agricole on est plutôt à l’heure du bulletin. Une grande partie des silos, foins et moissons sont derrière nous. Premier constat indéniable, on est enfin sorti de deux années de pluie interminables. Tout de suite, on nous a parlé de « sécheresse » au printemps. J’avais envie de leur dire, calmons-nous ! Mais enfin, suis-je la seule, ici, à être rincée ? Bénissons-la, cette trêve de pluie ! À ce stade, vingt ou trente boules de silos en moins, parce qu’on aurait eu trois jours de soleil d’affilée, j’ai envie de vous dire, on – s’en – fout.
Par contre, là où les nerfs étaient prêts à lâcher, c’était dans les céréales. Est-ce qu’on est dans une bonne ou une mauvaise année ? Une seule réponse puisqu’on ne pouvait faire pire. Deux ans. Deux ans que j’essaye de faire des céréales, deux ans que je déchaume, herse, fraise, plante, roule, pulvérise, et que mon rendement est catastrophique. Ayant tout fait, il ne me reste plus qu’à prier pour cette troisième année. Google me dit qu’il n’y a pas de jour en particulier dans le calendrier catholique pour envoyer sa liste de vœux dans l’au-delà. Les rogations me paraissent pas mal, mais je suis trop tard. Dommage, j’aurais demandé une prière par dérogation. Ce n’est pas grave. D’autres pistes existent, tout aussi peu conventionnelles.
En province du Luxembourg, il n’est pas rare, en effet, de faire appel à des pratiques démunies de toute rationalité. Je ne sais pas si on peut parler d’ésotérisme car la définition de ce mot parle de sciences occultes, secrètes. Or il n’y a rien de secret, ni d’occulte (je crois). Il existe une poignée de personnes qui ont des dons. Leur numéro de téléphone se transmet de maison en maison, de village en village. Si je demande à quelqu’un de mon entourage « Tu n’aurais pas le numéro d’un coupeur de feu ? », jamais on me donnera le numéro du 112 mais bel et bien celui de ce citoyen peu ordinaire. Autre exemple, il y a quelques mois, je me suis plainte auprès d’une enseignante à l’école de mon enfant que j’avais perdu un objet extrêmement important mais qu’il m’était impossible de remettre la main dessus. Sans hésiter, elle me donne un numéro en ajoutant « Il t’orientera dans la bonne direction ». Je le prends, sans rouler des yeux car cela est normal. Par contre, ce n’est pas aussi simple que ça. On ne téléphone pas à chaque fois qu’on en a besoin. Il faut peser le pour et le contre, car demander un service n’est jamais gratuit.
Alors je vous vois venir, du charlatanisme, il y en a évidemment. Mais l’avantage de notre campagne, c’est qu’elle est plus efficace qu’un réseau Facebook. Elle vous trouve une information ou détruit une réputation en un rien de temps.
Dès qu’on est prêt, on va chercher le numéro de téléphone encore inscrit sur un bout de papier, rangé dans un tiroir du buffet de la salle à manger. À l’autre bout du fil, le coupeur de feu écoute brièvement la situation. Il commence alors de son côté une série de prières et de rites spécifiques. Grâce à son don ou à ses capacités extraordinaires, les brûlures sont soulagées. Et tout cela est gratuit. Oui, oui. Je ne me contredis pas. Jamais ces personnes profitent financièrement de leur don. Un don est un cadeau. Il doit être utilisé comme tel. Par contre, en utilisant ce service, vous venez bouleverser l’équilibre d’une dimension qui nous surpasse. Tout se paie finalement. Vous demandez à ne plus souffrir d’une dent ? Oui, d’accord. Dans les prochains jours ou mois, ne vous étonnez pas d’avoir soudain un mauvais karma.
Mais revenons aux céréales. J’ai eu une première vraie réussite. Extraordinaire à mes yeux. Une récolte qui m’a dépassée, j’ai dû appeler à l’aide pour trouver une benne suffisamment grande pour y mettre les grains. D’un autre côté, j’avais prévu seulement deux petites bennes, que j’appelle désormais mes brouettes. Cette nuit-là, j’ai aussi bien dormi que Louis deFunès, « Il est l’or, Monseignor ». Mes prières avaient été exaucées !
Par contre, à moins de trois kilomètres de là, une autre parcelle, semée dans d’excellentes conditions. Mais rien. Pas le moindre épi. Le terrain est resté propre, même les adventices se font rares. Les analyses des années précédentes sont bonnes. Je demande à un professionnel de venir me donner son avis. Il était tout aussi surpris que moi. On piétine pendant une bonne demi-heure. On frotte du pied la terre, et arrive le coupable ! Le taupin. Ce ver d’à peine un centimètre à la couleur beige qui se nourrit des racines des jeunes pousses. Il se serait gavé de mes céréales, un ravage. Le petit con !
Par contre, vraiment, le champ est propre. On voit encore par endroits les sillons fragiles laissés par le semoir cinq mois plus tôt.
En agriculture, il y a beaucoup de sciences et finalement une bonne dose d’alchimie. On travaille avec les différentes forces de la nature, le vent, le soleil, la pluie, l’humidité, la sécheresse. Depuis des millénaires, les Hommes n’ont cessé de prier et d’invoquer les cieux pour leur demander leur bénédiction et de bonnes récoltes. Je vais, pour ma part, passer mon tour pour mes récoltes de l’année prochaine, en espérant que les cieux m’oublient quelque temps, et le taupin aussi !
Je vais m’arrêter ici… Étrange phénomène, mon mail destiné à ma collègue s’est partiellement effacé à cause d’une manipulation technique, ce qui ne m’arrive quasi jamais. En outre, je n’ai jamais écrit avec autant de fautes de frappe qu’aujourd’hui, qui ne se corrigent pas automatiquement alors que mon programme le permet d’habitude. Je suis obligée de réécrire chaque mot, ce qui me prendra certainement autant de temps qu’il vous en faudra pour lire l’intégralité du journal. Mon téléphone sonne à trois reprises, impossible d’entendre la voix de mon amie à l’autre bout du fil alors que mon téléphone fonctionne parfaitement bien lorsque mon article est fermé. Tout ceci est absolument véridique, alchimique.
