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Courrier des lecteurs: «Le revers de la médaille»

Inespéré, merveilleux, fantastique… : en Wallonie, les éleveurs de bovins ne tarissent pas de louanges pour qualifier l’actuel marché de la viande.

Temps de lecture : 5 min

Ils se disent qu’ils sont enfin récompensés de leurs efforts, après avoir subi, dans un contexte de prix trop faibles à la ferme, l’équivalent des dix fléaux d’Égypte depuis 1990 : la crise des hormones, la brucellose, la dioxine, le PDGA, la conditionnalité et les réformes récurrentes de la Pac, les contrôles de l’Afsca, la digitalisation à marche forcée des formalités administratives, la montée du végétarisme, la FCO et d’autres épidémies, l’inflation exponentielle du coût des intrants… Excusez du peu ! Sans grand risque de se tromper, on peut donc affirmer que nos élevages de bovins viandeux baignent dans un doux climat d’euphorie. Les fermiers planent sur leurs petits nuages, dans un ciel enfin débarrassé des sombres nuées du passé.

Sont-ils tous heureux et enthousiastes, tous autant qu’ils sont ? Pas vraiment… Ceux qui ont cessé leurs activités dans un passé récent, avant cette hausse abrupte autant qu’inattendue, trouvent quelque peu saumâtre de n’avoir pu bénéficier de cette extraordinaire embellie quand ils ont vendu leur cheptel. Pas de chance ! À l’inverse, les jeunes engagés dans un processus de reprise se retrouvent soudainement devant une nouvelle montagne à franchir, tant le prix des bovins a grimpé en l’espace de quelques mois. Stop, ou encore ? «  On n’achète pas des truies quand les petits cochons se vendent cher  », dit un dicton paysan de chez nous !

Ainsi, j’ai rencontré par hasard un de ces jeunes dépités à la Foire de Libramont, accompagné de sa petite amie et de leur marmot d’un an. La reprise de la ferme de ses parents ne se passe pas bien du tout, nous a-t-il avoué. À demi-mot, j’ai compris que l’estimation du cheptel venait de passer de 500.000 à 800.000 €, et que l’emprunt total allait crever allègrement le plafond de 2 millions € que lui et sa compagne s’étaient fixés. Sapristi ! Deux millions €, cela représente 80 millions de francs belges, soit 80 fois ce nous avons emprunté voici quarante-trois ans quand nous avons débuté. Un euro de 1982 vaudrait 3,42 € en 2025, en tenant compte de l’indice des prix à la consommation en Belgique. À la grosse louche, il était possible, voici 40 ans, de reprendre une ferme viable avec un emprunt vingt fois plus petit !

La hausse des prix du bétail entraîne logiquement une hausse proportionnelle de l’investissement à consentir pour se lancer dans l’activité agricole. Toute médaille a son revers : rien n’est plus vrai dans l’effrayante problématique de la succession en agriculture. Je dis bien « effrayante », car la compagne de ce jeune fermier m’a dit être très «  effrayée   », carrément épouvantée, par les chiffres alignés dans les projections préliminaires de l’éventuelle reprise de l’exploitation familiale.

«  Ce sera au-dessus de mes forces  », a-t-elle avoué. «  Trop de tracas, trop d’incertitudes en l’avenir, trop de risques, beaucoup trop de travail, trop de sacrifices qui ne profiteront qu’à tous ceux qui tournent autour de nous  » . Selon elle, son compagnon pourrait assouvir sa passion d’agriculture, rouler en tracteur, soigner des animaux en s’engageant par exemple dans une ferme-usine au Grand-Duché du Luxembourg. Il bénéficierait des avantages des frontaliers et d’un revenu plus que correct, disposerait d’horaires moins contraignants et de congés, sans avoir à risquer le moindre euro. Raisonnement imparable…

Mais le cœur a ses raisons que la raison ignore, et lorsqu’on est l’ultime descendant, le dernier Mohican d’une très longue lignée de paysans, abandonner à d’autres la terre de ses aïeux et le site de la vieille ferme, relève d’une démission, d’une désertion, d’une trahison. Le jeune homme est visiblement déchiré par un choix cornélien. «  Ce sera les amours de ta vie, moi et l’enfant, ou l’exploitation agricole de tes parents à deux millions et demi », a décrété sa compagne, «  À moins que ta famille ne fasse un très gros effort financier, mais tes frères et sœurs ne seront pas d’accord, et vous irez au clash » .

Décidément… En ces temps compliqués, les jeunes en instance de reprise se heurtent à un véritable mur, de plus en plus haut au fil des hausses des prix du bétail, des terres surtout, du matériel et de tous les intrants. Et on s’étonnera de les voir boire jusqu’à plus soif à la Foire de Libramont… A-t-on bien compris où est leur peine, leur mal-être existentiel ? Sont-ils soutenus ? Les décideurs politiques tempèrent, noient le poisson, assurent qu’ils sont bien conscients du problème de la succession en agriculture. Les plus beaux ministres de Belgique ne peuvent donner que ce qu’ils ont, c’est-à-dire des promesses, des engagements sans lendemain, des paroles, paroles et encore des paroles. On ne peut guère compter sur eux, ni sur personne, car le monde de 2025 est aussi impitoyable que celui de 1982. Personne ne nous a faits de cadeau à l’époque, et personne n’en fait aujourd’hui aux candidats-fermiers.

Leur belle médaille d’agriculteur, nos jeunes y tiennent plus que tout, mais son revers devient par trop visible, trop « effrayant », pour reprendre le terme utilisé par la jeune dame. La hausse des prix du bétail sur pied enchante les éleveurs en activité, mais relève un peu plus haut la barre à franchir par les courageux repreneurs, lesquels se raréfient un peu plus, déçus et désenchantés par la marche de leur monde, perdus et déroutés, à la recherche d’un second souffle qui puisse les motiver.

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