Siroperie Charlier : là où on laisse parler le feu, les fruits et la mémoire…
Elle s’infiltre dans les pierres, s’étire dans l’air immobile, laisse les nuages frotter leur silence à celui du ciel impassible. La chaleur. Continue, circulaire, inexorable, broie et hypnotise, devient texture, lourde du poids de la clarté. Dans ce décor de vallons et de vergers, un savoir-faire résiste au temps, celui d’un sirop né du feu, des fruits et de la patience.

À Welkenraedt, au cœur du pays de Herve, la siroperie Charlier perpétue depuis trois générations une pratique rare : la cuisson lente, au feu de bois, de pommes et de poires issues de vergers hautes-tiges. À l’heure où l’industrialisation uniformise les gestes et efface la mémoire des saisons, Éric Charlier, agriculteur, s’attache avec obstination et humilité à préserver l’art d’un sirop intégralement naturel, reflet fidèle d’un terroir et d’une histoire familiale.
L’histoire dans le bocage
C’est au cœur de ce décor que la siroperie Charlier poursuit son activité, l’une des rares à « travailler comme autrefois ».
« Mon grand-père était, lui aussi, agriculteur », raconte Éric, troisième génération à tenir l’atelier. « Il possédait beaucoup de fruitiers. Après avoir travaillé dans une petite siroperie du coin, il a décidé de produire son propre sirop, pour lui, ses amis, ses voisins. C’était en 1942. Depuis, l’activité ne s’est jamais interrompue. »
La transmission a suivi le fil de la terre et du sang. Gestes, outils et recettes ont voyagé de génération en génération. « Chez nous, le sirop n’était pas une activité annexe, il faisait partie intégrante de la vie agricole ».
Le sirop, sucre du verger
Il faut dire que dans le pays de Herve, le sirop n’est pas qu’une douceur, c’est un élément de patrimoine. Sa préparation répondait autrefois à une double nécessité : conserver la surabondance des vergers et fournir un sucre naturel pour l’hiver.
Au XIXᵉ siècle, chaque ferme possédait sa marmite de cuivre et sa recette jalousement gardée. On l’étalait sur du pain, on l’incorporait aux pâtisseries, on l’associait au fromage de Herve. Dans les années 1950, plusieurs dizaines de siroperies artisanales existaient encore. Puis l’urbanisation, l’arrachage des hautes-tiges et l’avènement du sucre raffiné ont provoqué un déclin brutal. Seules quelques maisons, attachées à un goût authentique, ont survécu.
De la ferme à la siroperie : un équilibre subtil
« Moi, je suis agriculteur avant tout », précise Éric Charlier. Pendant longtemps, l’exploitation reposait sur les vaches laitières et l’élevage de porcs. Le lait, il l’a cessé il y a une dizaine d’années ; les porcs, l’an passé, pour se consacrer davantage au sirop et à l’accueil du public. « On a donc construit une petite salle pour recevoir les cars ou les groupes ».
Il entretient néanmoins un lien avec l’élevage : une quinzaine de BBB ainsi qu’une bonne trentaine en pension, que d’autres éleveurs lui confient du printemps à l’automne pour paître ses prairies.
Aujourd’hui, il cultive 15ha de prairies et une centaine de fruitiers, moitié pommiers, moitié poiriers, récemment replantés. « C’était dommage d’avoir une siroperie sans arbres. Alors depuis quelques années, on replante un peu ».
Il met à l’honneur des variétés anciennes et rustiques, véritables témoins d’un savoir-faire horticole disparu ailleurs. La poire Légipont, est la reine incontestée du sirop hervien : volumineuse, gorgée de jus, elle se défait lentement à la cuisson et libère une douceur profonde qui fonde l’équilibre de la préparation. À ses côtés, les pommes Jacques Lebel, aux fruits généreux et acidulés, apportent vivacité et parfum, comme une note claire dans une symphonie dense. Les Boskoop, rustiques, charnues et légèrement épicées, donnent au sirop sa structure et sa puissance, en renforcent la densité et l’onctuosité. Enfin, la Reinette étoilée, plus discrète mais précieuse, se distingue par une chair fine, délicatement sucrée, qui enrobe l’ensemble d’une douceur subtile et persistante.
Le temps long de la fabrication
La saison court de mi-septembre à fin octobre, parfois un peu plus selon la météo. Les fruits, lavés mais non épluchés, sont cueillis à la main ou apportés par des particuliers et agriculteurs voisins.
« Certains amènent quelques kilos, d’autres plusieurs tonnes. On peut racheter la récolte ou travailler à façon, dans ce cas, les gens repartent avec leur propre sirop. »
La fabrication exige vingt-quatre heures pleines. Le soir, poires et pommes sont déposées dans les cuves de cuivre chauffées au feu de bois (poires au fond, pommes au-dessus), selon la méthode traditionnelle encore préservée. Toute la nuit, la cuisson progresse sous surveillance vigilante.
À l’aube, les fruits cuits sont pressés, séparés par des toiles filtrantes qui laissent s’écouler un jus dense et parfumé. Celui-ci retourne ensuite dans les cuves pour une journée entière de réduction, cette fois à feu plus vif.
« Le plus délicat, c’est de savoir quand arrêter. Si l’on dépasse l’instant juste, le sirop devient trop épais. C’est une affaire d’expérience et de regard », confie Éric Charlier. Il rappelle que son sirop reste un produit 100 % naturel : uniquement des pommes et des poires locales, sans aucun ajout, ni sucre, ni gélatine, ni pectine, ni autres fruits. Cette exigence de simplicité confère au sirop sa texture veloutée et un goût unique, équilibre subtil entre la fraîcheur acidulée de la pomme et la douceur profonde de la poire.
Un artisanat en voie de raréfaction
Dans la région, seules deux siroperies perpétuent cette méthode traditionnelle, alors que la majorité recourt à des procédés industrialisés avec ajout d’additifs. « Ce que nous faisons en six semaines, une siroperie industrielle le réalise en deux jours, mais le goût n’est plus le même ».
La production annuelle oscille autour de 15 t, variable selon les récoltes. « Certaines années, le gel nous prive de fruits. D’autres, comme cette saison, les arbres ploient sous les poires et les pommes. »
L’incertitude des saisons et le retour des arbres
Les hautes-tiges, longtemps menacés, renaissent lentement. Leur replantation, encouragée par des programmes de soutien, est perçue comme un investissement autant pour le goût et le patrimoine que pour l’équilibre écologique des campagnes.
Un haute-tige met dix ans à être productive, un choix pensé pour la génération suivante, souligne Éric Charlier. Les premiers arbres replantés il y a dix ans commencent à porter leurs fruits. « L’an dernier, j’ai récolté un palox sur presque chacun, cette année j’en aurai cinq ou six », explique Éric Charlier, en désignant ces grandes caisses de bois utilisées par les arboriculteurs, capables de contenir entre 400 et 500kg de pommes ou de poires.
La siroperie est une affaire intime et collective. Éric, au cœur de l’ouvrage, travaille avec son épouse Caroline, infirmière, devenue siropière passionnée en pleine saison. Leurs enfants participent aussi à cette transmission patiente. Le père d’Éric, à 87 ans, apporte encore son concours.
Les cuves de cuivre viennent du grand-père ; la presse, elle, a été modernisée. Mais l’essentiel demeure inchangé. La mise en pot, l’étiquetage, la livraison : tout se fait et s’organise sur place.
Rigueur et accueil
À la siroperie Charlier, la tradition ne s’oppose pas à la rigueur sanitaire. L’atelier est régulièrement contrôlé par l’Afsca mais aussi par ses propres procédures internes. Éric a mis en place un système complet d’
« Au début, on appréhendait, mais cela nous a fait progresser et nous en retirons beaucoup de positif. Nous sommes plus stricts, nous refusons par exemple les fruits sales ou abîmés ».
Les producteurs qui livrent doivent ainsi respecter des critères précis : fruits propres, exempts de feuilles, de boue ou de pourriture. La siroperie, de son côté, ouvre régulièrement ses portes, sur réservation, à des classes ou à des groupes d’adultes, qui découvrent les cuves, les gestes ancestraux et terminent la visite par une dégustation.
Plus qu’un atelier de transformation, la siroperie apparaît comme un lieu de transmission, où chaque pot raconte un paysage, une saison et une fidélité aux gestes anciens. Dans la lenteur de ses cuves de cuivre, le pays de Herve trouve encore aujourd’hui une saveur d’éternité.