Le vent, nouvel outil des agriculteurs
Quelques chemins serpentent entre les prairies gorgées d’eau. Miroitant dans les ornières, des peupliers ploient sous les rafales d’ouest. Au loin, les marais d’Harchies forment un damier d’étangs et de roselières. À la lisière du parc naturel des plaines de l’Escaut, les habitations s’avancent comme une île, posée sur un léger replat que le vent balaie sans relâche. Ici, la transition énergétique ne s’affiche pas en banderole, elle tourne lentement, dans le murmure du paysage depuis que Pierre Dubois a choisi de laisser le vent participer à la vie de son exploitation.

Une ferme au rythme de l’eau et du vent
Autour des bâtiments, la terre respire au rythme du complexe marécageux d’Harchies-Hensies-Pommeroeul. L’eau y impose sa loi : elle s’infiltre, stagne, parfois inonde. Impossible d’y cultiver blé ou maïs intensif. « C’est un pays d’herbe et de bêtes », résume Pierre Dubois. Sur ses 133 ha, plus de 90 ha sont consacrés aux prairies permanentes ou temporaires, réparties entre Harchies et Bernissart. Haies, mares et bandes fleuries composent un patchwork de vert et d’eau où le paysage agricole se confond avec la réserve naturelle.

Le troupeau compte une centaine de vaches, majoritairement Normandes, race rustique adaptée aux foins tardifs et aux terrains humides. Quelques Charolaises et Blondes d’Aquitaine assurent la production de viande, tandis que deux ou trois Galloways écossaises, habituées aux zones marécageuses, complètent le cheptel.
Depuis les années 1970, quand la zone des marais a été classée site protégé, la famille Dubois s’efforce de travailler avec la nature plutôt que contre elle. Dans les années 1990 déjà, l’agriculteur plante des haies, crée des mares, aménage les premières tournières enherbées, bien avant qu’elles ne soient soutenues par la Région wallonne. « À l’époque, on passait presque pour des originaux », sourit-il. Aujourd’hui, ce sont les voisins qui viennent s’inspirer.
Un équilibre patiemment construit
La ferme se situe sur un point bas de la vallée de la Haine, à une dizaine de mètres d’altitude seulement, sur un sol sablonneux et filtrant. La proximité du marais d’Harchies, sanctuaire de biodiversité, multiplie les contraintes mais offre aussi une richesse écologique exceptionnelle. « Les prairies sont de vraies éponges : elles retiennent l’eau quand tout déborde et la restituent lentement en été. C’est une régulation naturelle », explique Pierre Dubois.

La moitié des pâtures est gérée extensivement en collaboration avec le Département de la Nature et des Forêts (DNF) ou le Demna : densité réduite du troupeau, fertilisation minimale. L’autre moitié suit les cahiers des charges des Maec, les mesures agro-environnementales et climatiques, qui encouragent la préservation des haies, prairies naturelles et bandes fleuries.
« On travaille en semi-extensif dans la mesure du possible : cela limite les intrants et favorise la biodiversité », résume-t-il.
Les Maec se traduisent par des pratiques concrètes : fauches tardives pour protéger la nidification des oiseaux, bandes fleuries servant de refuge aux pollinisateurs, entretien régulier des haies et des arbres isolés, pâturage tournant limitant le piétinement et la compaction des sols. Certaines prairies, classées à haute valeur biologique, ne reçoivent aucun intrant chimique ; d’autres, plus souples, favorisent la repousse naturelle et la diversité des graminées.
Une agriculture qui fait sens
« Ce sont des contraintes, bien sûr, reconnaît Pierre Dubois, mais elles ont du sens. On apprend à observer autrement, à attendre le bon moment, à adapter le rythme des bêtes à celui des fleurs ou des oiseaux ».
Ces choix, souvent invisibles au premier regard, façonnent un paysage vivant : bocage de haies épaisses, mares, prairies fleuries où les busards chassent au-dessus des vaches. « On ne mesure pas toujours l’impact, ajoute-t-il. Mais quand on voit revenir les papillons ou les chauves-souris, on se dit qu’on est sur la bonne voie ».
La ferme s’est engagée dans de nombreux programmes : maintien des haies, prairies de haute valeur biologique, cultures favorables à l’environnement, bandes aménagées pour la faune, autonomie fourragère. Certaines parcelles appartiennent au réseau Natura2000. « Ces programmes concrétisent l’intérêt environnemental que j’ai depuis toujours, dit-il. Travailler dans une zone humide, c’est accepter la contrainte comme alliée ».
En 2022, la qualité écologique de ses prairies a été saluée au-delà des marais d’Harchies. Pierre Dubois figurait parmi les finalistes du concours « Qu’elle est belle ma prairie ! », organisé par la Fugea, Natagora et Natagriwal, qui récompense les exploitants conciliant production et biodiversité. Déjà lauréat en 2018 et en 2020, il a été distingué pour la richesse biologique de ses prairies. « Cela prouve qu’on peut produire et respecter la nature à la fois », estime-t-il. Sur 20 ha, il cultive des céréales (triticale, avoine, épeautre, froment) destinées à nourrir le troupeau, et sur 25 ha, des fourrages : maïs, méteil, sorgho et prairies temporaires. Le tout compose un système bouclé où presque rien ne se perd : le fumier enrichit les sols, l’herbe nourrit les vaches et, désormais, le vent alimente les machines.
Un agriculteur pragmatique face au prix de l’énergie
En 2016, la facture d’électricité devient un sujet d’inquiétude. « C’est notre deuxième poste de coût après l’alimentation », note Pierre Dubois. « Et contrairement au foin ou à l’orge, on ne pouvait pas produire notre électricité nous-mêmes… enfin, c’est ce qu’on croyait ».
Les panneaux photovoltaïques semblaient la solution la plus simple, mais les toitures mal orientées limitaient leur rendement. « Alors on a cherché une autre voie. L’idée d’une éolienne nous a séduits, parce qu’ici, du vent, on n’en manque pas ».
C’est à ce moment qu’entre en scène Fairwind, une PME installée à Jumet et spécialisée dans les éoliennes à axe vertical. Fondée en 2007 par Philippe Montironi, ingénieur passé par l’industrie du verre automobile, la société s’est forgé une réputation dans les énergies renouvelables de proximité. « Fairwind, c’est une aventure d’ingénieurs passionnés », raconte Valentin Manto, chef de projet. « On développe des machines compactes, silencieuses, recyclables, pensées pour les fermes et les petites industries ».
Le pari d’Eole
Sur la ferme de Pierre Dubois, l’étude de vent menée par Fairwind s’est révélée favorable : la topographie ouverte et la constance des brises du Hainaut offraient un potentiel régulier. En mars 2017, l’équipe arrive avec le matériel. « Le montage a pris une journée », se souvient Pierre Dubois. « Le soir, elle tournait déjà ».
La machine, une Fairwind F100, affiche une puissance de 10 kW et une surface balayée de 100 m². Elle ne rivalise pas avec les grandes turbines industrielles, mais elle suffit à produire entre 8.000 et 10.000 kWh par an. « Ce n’est pas l’autonomie complète, mais c’est déjà beaucoup », estime M. Dubois.
L’investissement initial, de l’ordre de 95.000 €, dont 20 % de subsides régionaux, représentait un pari audacieux. Dix ans plus tard, l’agriculteur n’en regrette rien. « On n’a pas cherché la rentabilité immédiate. On voulait une solution cohérente, durable. Et elle fonctionne toujours aussi bien ».

Pour le représentant de Fairwind, ce genre de projet illustre une évolution de fond : « La petite éolienne coûte aujourd’hui environ 160.000 €, la grande jusqu’à 280.000 €, selon la nature du sol et la taille de la fondation. Mais le prix de l’électricité a doublé aussi. À long terme, l’équation reste favorable ».
Une éolienne à taille humaine
Visuellement, la F100 s’intègre presque naturellement dans le paysage. Ses pales verticales, inspirées des ailes de chouette, tournent lentement autour d’un axe central. « Les dents de scie à l’arrière des pales réduisent considérablement le bruit de rotation », explique Manto. « Dans un environnement aussi calme que celui d’Harchies, c’était essentiel. »
Le mât en acier et les pales en aluminium assurent une recyclabilité totale. « On aurait pu utiliser du carbone, plus léger, mais non recyclable. Les grandes éoliennes industrielles posent déjà des problèmes de démantèlement. Nous, tout se démonte et se recycle », ajoute-t-il.
La durée de vie de la machine est estimée à vingt-cinq ans, avec une maintenance annuelle. « Quand il y a un souci, ils interviennent tout de suite », confirme Pierre Dubois.
Un paysage en mutation
L’ingénierie du vent
À Jumet, dans les ateliers de Fairwind, la transition énergétique se fabrique à petite échelle. Une dizaine de personnes y conçoivent, assemblent et testent les éoliennes à axe vertical. « Chaque installation commence par une étude de vent et de sol, explique Valentin Manto. La production varie au cube de la vitesse du vent. Une même machine peut produire 10.000 kWh ici et 30.000 à la côte ».
L’ingénieur décrit un savoir-faire quasi artisanal : « Chez M. Dubois, on a coulé un socle de cinq mètres sur cinq, un mètre cinquante de profondeur. C’est ce qui garantit la stabilité pour vingt-cinq ans ». Fairwind revendique une philosophie : celle de la proximité. « On n’est pas là pour planter des mâts de 200 m. On travaille à hauteur d’homme, dans des environnements habités, avec des machines sobres, monitorées à distance ». L’autonomie, horizon des fermes rurales. Pour l’entreprise, les agriculteurs incarnent le cœur de la transition énergétique wallonne. « Ils ont de l’espace, une consommation continue et un rapport direct à la météo », observe M. Manto. Mais les défis demeurent techniques. « Le stockage de l’énergie, c’est la clef, ajoute-t-il. Techniquement, les batteries sont prêtes, mais elles restent coûteuses. Si on pouvait stocker la production de l’après-midi pour l’utiliser lors de la traite du soir, on serait presque autonomes ». Fairwind travaille à ces solutions hybrides, associant éoliennes, panneaux solaires et batteries dans un même écosystème.
Produire juste, consommer juste
Dans les bureaux de Jumet, « tout commence par une étude énergétique complète », explique l’ingénieur de chez Fairwind. « On analyse la consommation quart d’heure par quart d’heure sur une année. Cela permet de calibrer précisément la combinaison éolien-photovoltaïque ».

L’objectif n’est pas de produire plus, mais de produire juste. « Si un agriculteur consomme surtout l’hiver, on met plus d’éolien. S’il consomme l’été, on privilégie le solaire. Plus on est précis, moins on dépend du réseau ». Cette approche séduit Pierre Dubois : « C’est une technologie à taille humaine. On comprend comment elle fonctionne, on voit ce qu’elle produit ».
Dans un contexte où les coûts de l’énergie continuent d’augmenter, près de 40 % de hausse des frais de distribution attendus d’ici 2026, cette autonomie partielle devient un bouclier économique autant qu’un geste écologique.
Le vent du changement
Le soir descend sur les marais d’Harchies. Le vent se lève, les pales s’animent dans un souffle régulier. Les vaches regagnent l’étable, un héron traverse lentement le ciel. « C’est devenu un repère dans le paysage, confie Pierre Dubois. Elle ne dérange personne. Même les oiseaux s’y posent ».
Dix ans après son installation, le bilan est serein : la ferme n’est pas autonome, mais ses coûts ont baissé, son paysage s’est transformé sans se dénaturer. « On reste cohérents avec ce qu’on défend depuis toujours : travailler avec le vivant », résume-t-il. Pour Valentin Manto, la ferme de Pierre Dubois symbolise une transition venue du terrain. « Les agriculteurs sont souvent les premiers à se lancer. Ils inventent, par pragmatisme plus que par militantisme. Le vent, chez eux, n’est pas une ressource nouvelle : c’est un partenaire qu’ils redécouvrent ». À Harchies, le vent n’est plus seulement un souffle : c’est une promesse.





