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«Colonia-virus»

La belle barbe de Léopold II est aujourd’hui tachée du sang des millions de Congolais massacrés durant l’époque coloniale ; la mémoire de la Belgique est souillée par tous les excès commis au nom du droit du plus fort, quand une nation moderne et prospère s’empare d’une vaste région, s’approprie ses terres, ses ressources naturelles et asservit sa population. Les grands états européens ont pratiqué cette activité violente et lucrative durant des siècles, en Afrique, Asie, Amérique et partout dans le monde. La Belgique a suivi l’exemple -avec zèle il est vrai !- de la France, l’Espagne, la Grande Bretagne… En fait, l’exploitation de l’homme par l’homme est aussi vieille que l’humanité, et l’agriculture est concernée au premier chef. Il existe mille et une façons de voler des terres, d’exploiter ou d’anéantir des peuples de paysans, et cela dure depuis des millénaires, d’hier à aujourd’hui.

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Prise dans son sens premier, la colonisation est le fait de tous ces peuples agressifs qui se sont installés en territoire étranger. Du Néolithique à nos jours, cette pratique a été généreusement suivie sur l’ensemble de la planète. Il s’agit de la forme la plus ancienne d’appropriation des terres. Le « colonia-virus » a contaminé l’humanité dès les débuts de l’agriculture, et sévit depuis lors de manière endémique, avec des poussées épisodiques très virulentes menées par des peuples guerriers : les Romains (« colonia » est un terme latin qui signifie « propriété rurale »), les Musulmans, les Espagnols et les Anglais aux Amériques, les grandes colonisations européennes des 18 et 19e siècles, l’expansion du IIIe Reich allemand, etc. L’accaparement des surfaces agricoles a suivi les conquêtes ; sa seule légitimité en fut le droit du mieux armé, du plus agressif, du plus impitoyable. La prédation des terres fut la règle, par extermination ou asservissement des paysans. Les traits dominants de la grande fresque coloniale occidentale se dessinent en massacres et déplacements forcés des populations, transformation des pratiques culturales, surexploitation d’une main-d’œuvre soumise. Pas de quoi être bien fiers de notre œuvre de civilisation et d’évangélisation des « sauvages »…

Imaginez un instant que des étrangers viennent s’installer chez vous ! Ils vous chassent de votre ferme, prennent vos compagnes et vos filles à leur convenance, vous tuent ou font de vous leurs esclaves. Ils rasent vos bâtiments, mangent vos animaux, arrachent les clôtures et les haies vives, labourent de vastes étendues pour y cultiver une plante industrielle -coton, café, cacao, canne à sucre… –, coupent les arbres des forêts pour les vendre. Ils vous apportent leurs maladies, vous imposent leur langue, leurs coutumes, leur religion, et vous traitent plus bas que terre, comme des animaux ou des machines. Si vous faites trop le malin ou vous révoltez, ils vous coupent les mains ou le tendon d’Achille. Il s’agit là d’une autre époque, d’un passé révolu, me direz-vous ! Voire… Semblables pratiques, avec des variantes plus ou moins civilisées, se répètent à l’envi aux quatre coins du monde : en Palestine, en Amazonie, en Indonésie, en Chine et ailleurs !

J’allais oublier de vous préciser : le colonia est un virus mutant. Il peut prendre d’autres formes, plus insidieuses, davantage politiquement correctes, mais tout autant efficaces, en termes de spoliation et d’accaparement de terres. Ainsi, la FAO de l’ONU (Food and Agriculture Organization, agriculture et alimentation) estime que plus d’un million d’hectares de terre cultivable de premier choix sont perdus chaque année dans le monde, afin de construire des routes, percer des tunnels, agrandir des villes et des zonings industriels, installer des carrières d’extraction de minerais, des puits de pétrole, des charbonnages, des centrales électriques, des data-centers, etc. 12.000 km2, soit pratiquement l’équivalent de la SAU belge ! La majorité des États disposent d’un droit d’expropriation, ou ont du moins le pouvoir d’obliger les propriétaires à vendre, lorsqu’il s’agit d’utiliser les terres pour des projets dits « d’intérêt général ». Les sols agricoles sont colonisés peu à peu par les infrastructures de transport, les complexes industriels et l’urbanisation.

Lors de ces expropriations, le colonia-virus utilise la force politique. Il peut également se servir du pouvoir de l’argent. Le droit du plus riche permet l’accaparement de surfaces agricoles. Le fermier le mieux nanti et le plus gourmand finit par « coloniser » tout un village. Les Grands-Ducaux achètent de grandes parcelles en Ardenne du Sud-Est. Pairi Daiza mange de belles terres limoneuses dans le Hainaut. Les Chinois achètent en Afrique. Des groupes financiers investissent dans les terrains agricoles, un peu partout dans le monde. La terre est devenue un bien commerciable, une valeur refuge, et sa fonction première échappe aux paysans, chassés de chez eux au final aussi efficacement que lors des colonisations du 19e siècle en Afrique !

Autre variante et avatar : en Union Européenne, le colonia-virus s’est teint de vert et d’écologie. Il s’exprime et s’imprime par la conditionnalité environnementale aux aides agricoles, et se concrétise par exemple dans le réseau Natura 2000, et bientôt dans le « Green Deal » et « Biodiversité 2030 ». Cette autre expression d’une colonisation -innocente et profitable en apparence, mais néanmoins bien réelle- est pratiquée par la PAC, puissant vecteur d’une forme de mainmise administrative et économique sur nos champs, nos prairies, nos exploitations et nos existences !

Depuis la nuit des temps, les paysans agriculteurs souffrent des multiples effets destructeurs du colonia-virus, colonisation sanguinaire à la Léopold II ou toute autre forme d’accaparement des terres. Ce phénomène mérite mille fois d’être mis au grand jour et dénoncé, afin de sauver les surfaces agricoles et les confier à des gens qui connaissent et aiment profondément leur terre nourricière. On peut rêver…

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Paysages en pays sage

Voix de la terre Il n’aura fallu que cinq jours ! Lundi matin, l’énorme vieille ferme dressait encore ses murs orgueilleux au milieu du village, défiant le temps et les saisons depuis trois cents ans. Vendredi soir, elle n’était plus là, tout simplement ! Disparue, envolée, comme si elle n’avait jamais existé. Un bulldozer, deux pelleteuses, ainsi qu’une noria de très gros tracteurs attelés de bennes, ont tout rasé et enlevé en quelques dizaines d’heures. Sur le terre-plein ainsi dégagé, sera bientôt construit un complexe de vingt appartements. L’un après l’autre, les derniers témoins de la vie agricole d’autrefois disparaissent des paysages intérieurs de nos localités.
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