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Le temps des seigneurs

« En achetant nous-mêmes des terres agricoles, nous nous assurons qu’elles restent protégées de l’agriculture ». Directeur général de Colruyt Fine Food et responsable de la politique agricole de Colruyt Group, Stefan Goethaert n’y va pas par quatre chemins, de quoi crisper et enfin réveiller les syndicats agricoles ! Ceux-ci semblent découvrir, tels des vierges outragées, le processus déjà avancé de phagocytose de notre activité, entamé par des entités financières et industrielles. La chaîne flamande d’hypermarchés entend désormais gérer les terres qu’elle possède autour de ses centres de distribution ; de plus, elle souhaite maintenant acquérir d’autres surfaces, afin de cultiver elle-même des produits alimentaires « en collaboration avec des agriculteurs locaux », en leur confiant le travail et l’expertise. Auréole au-dessus de la tête et main sur le cœur, Colruyt Group affirme désirer tout simplement que les végétaux produits sur SES parcelles aboutissent dans SES magasins.

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L’affaire semble beaucoup inquiéter le milieu agricole flamand. L’ABS (Algemeen BoerenSyndicaat) et le Boerenbond estiment que le petit jeu de Colruyt n’a d’autre but que de conquérir et de contrôler peu à peu toute la chaîne alimentaire. Le groupe commercial a réalisé de plantureux bénéfices durant la crise du Covid-19, et cette montée en puissance s’accompagne d’une forme de domination arrogante, digne des seigneurs du Moyen Âge, s’insurge Hendrik Vandamme, président de l’ABS. Colruyt menace de briser l’esprit d’entreprise tout au long de la filière, dit-il, sous l’apparence d’une « coopération » avec les cultivateurs. Ceux-ci n’auront d’autres choix que d’implanter des cultures commerciales imposées par leurs « patrons », et se verront dépouillés de leurs surfaces vitales, où ils sont maîtres chez eux. Ces agriculteurs ne seront autorisés à y cultiver que sur ordre. Ils seront revenus à l’époque où le petit paysan, au détriment de l’estime et de l’image de soi, était obligé d’écouter, de trembler et de baisser la tête devant le propriétaire foncier. On peut craindre une « colonisation de l’intérieur » ; les euros sonnants et trébuchants remplacent ici les armes à feu employées par les « nations civilisatrices » européennes, qui s’accaparèrent au 19e siècle d’immenses surfaces agricoles, en Afrique et ailleurs.

Les mots sont forts, et soulignent les craintes des syndicats flamands, relayées mollement en Wallonie par la FWA et la FUGEA. Pourtant, l’intrusion de forces étrangères n’est pas neuve en agriculture. D’autres exemples pleuvent comme averses d’automne. Considérons les sociétés de gestion agricole : les propriétaires fonciers confient de plus en plus souvent leurs terres à ce genre d’officine, quand elles sont libérées du bail à ferme. La mainmise de ces sociétés s’étend insensiblement sur la Wallonie, et les surfaces qu’elles contrôlent prennent de l’ampleur, petit à petit, sans faire de bruit, sans émouvoir spécialement nos instances syndicales. Ces sociétés déclarent « leurs » parcelles à la PAC, perçoivent les aides liées aux surfaces, et « louent » à des agriculteurs ces champs et ces prairies, au coup par coup, d’année en année. Ainsi, les propriétaires ne sont pas liés par un bail à ferme ; ils sont rétribués par la société de gestion. Celle-ci séquestre les primes PAC, et vend chaque année la jouissance culturale des terres, sans toucher à rien, sans se fatiguer, à l’abri des intempéries, confortablement installée derrière ses ordinateurs. Business is business ! Les agissements de Colruyt sont-ils davantage discutables que ceux de certaines sociétés de gestion agricole ?

Les circuits intégrés ne valent guère mieux : ces élevages de volailles ou de porcs, de veaux ou de bovins à l’engrais, où le fermier endosse le simple rôle d’exécutant de tâches et de vigile en salopette. Les cultures sous contrats comportent également leur lot de contraintes sournoises. Et au-dessus de nous plane la domination de la PAC ; nous sommes pieds et poings liés par ses directives, par la conditionnalité aux aides, par toutes ces administrations, européennes ou régionales.

Colruyt n’est qu’un acteur de plus dans la galerie féodale, car le temps des seigneurs balise notre destinée depuis toujours. Une malédiction pèse sur le monde agricole, un ordre bien établi qui nous confine dans un statut de dominé, d’exploité, un ordre comparable à celui des animaux, avec de paisibles espèces comme nous, destinées à être mangées par des prédateurs. Cette fonction peu enviable est profondément enracinée dans nos consciences, communément admise et assumée. Cette acceptation est inscrite dans nos gènes, dans notre atavisme paysan, et rien ni personne ne la guérira, soumission et profil bas. Aujourd’hui encore, sous une forme certes civilisée et respectable, nous sommes toujours les esclaves, les serfs, les manants, les vilains du système, du monde industriel et commercial, soumis au bon vouloir de notre société, taillables et corvéables à merci.

Des Colruyt, des sociétés de gestion agricole, des seigneurs, des saigneurs, il en existe des centaines, des milliers…

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