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Comme un rat dans un labyrinthe

S’il existait un festival des manifestations, la Belgique serait sans doute nominée aux Oscars de la diversité et du rythme effréné de ces événements chez nous. Il faut croire que le Belge n’est jamais content ! Quand ce n’est pas la police, ce sont les chauffeurs de taxi, le secteur médical, la communauté LGBTQIA+, les défenseurs de l’environnement, les étudiants, les syndicats de travailleurs, les sans-papiers, les antivax, les anti-masques, les anti-ceci, les anti-cela…, sans oublier les agriculteurs, évidemment. Chacun s’y retrouve un jour, tout le monde s’y perd toujours. Les messages et revendications pleuvent en déluges et se mélangent en une bouillie incompréhensible : trop de manifs tuent les manifs, et les demandes légitimes se noient dans un fatras de demandes parfois opposées les unes aux autres. Comment s’y retrouver ?

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Ceci dit, nous vivons dans un pays merveilleux ! On a le droit d’y rouspéter sans risquer de se retrouver en prison où devant un peloton d’exécution. Les manifestations populaires font partie du processus démocratique, où chacun peut montrer qu’il existe et exposer ses problèmes aux autres citoyens, aux mondes administratifs et politiques. Sinon, que serait le sort des minorités ? Le bien-être d’une majorité peut entraîner le malheur d’une minorité, et celle-ci revendique une visibilité en descendant dans la rue. « Meilleur ne veut pas dire le meilleur pour tous… Cela signifie toujours le pire pour certains. » ; « Un rat dans un labyrinthe est libre d’aller n’importe où, tant qu’il reste dans le labyrinthe. » ; « Tout ce qui est réduit au silence réclamera d’être entendu, bien que silencieusement. ». Ces citations glaçantes sortent tout droit du monde effrayant de « La servante écarlate », célèbre roman dystopique féministe, adapté en série télévisée. Elles résument toute la tragédie des secteurs opprimés, réduits au silence par un pouvoir fort qui favorise une partie de la population au détriment d’une autre. Dieu merci, rien de tel -quoique ?- ne se passe dans nos démocraties occidentales, où manifester est un droit fondamental, inscrit dans l’Article 19 de la Constitution belge.

Bien entendu, ce droit implique des devoirs, à savoir respecter des règles de sécurité, demander des autorisations, renseigner le parcours et la teneur de la manifestation. On ne descend pas bêtement en groupe dans la rue avec ses pancartes ; on n’organise pas un long cortège de tracteurs en ville, sans avoir demandé préalablement des autorisations aux pouvoirs locaux. La police doit être prévenue, pour encadrer au mieux les protestataires et éviter les débordements. Et oui, les débordements… Nous y voici ! Vitrines cassées, voitures incendiées, déprédations du mobilier urbain, bagarres entre forces de l’ordre caparaçonnées comme Robocop et hooligans encagoulés… : les médias raffolent de ce genre d’images sensationnelles. Les gentilles petites manifs niaises se perdent dans le brouillard épais des actualités ; une manifestation invisible, c’est comme une tartine sans pain, du jambon sans viande, une étable sans vache. Il faut donc se faire remarquer, crier haut et clair, être très voyant, faire rire par des déguisements ou des slogans ironiques, choquer le bon peuple par des attitudes ou des agissements outranciers, impressionner par une armée de participants où flottent des étendards… Le message des manifestants doit être évident : « Nous sommes là ; regardez-nous écoutez-nous ; aidez-nous ! ».

À ces divers titres, « nos » manifestations agricoles ne manquent pas d’allure. Un tracteur 4X4 200 cv, vert ou rouge, orange ou bleu, ça se remarque parmi les petites voitures dans une cité urbaine ou sur un ring autoroutier, surtout s’il est suivi d’un troupeau de ses semblables ! Il s’agit bien là d’une impressionnante exposition de puissance… mais également l’expression d’une certaine richesse, et les observateurs ne manquent pas d’être dubitatifs, quant à la faiblesse des revenus agricoles déplorée à cor et à cri dans les revendications. En ce qui concerne l’agriculture -et d’autres secteurs –, trop de messages restent ambigus et manquent de clarté lors des manifestations : les signaux émis en toute bonne foi (espérance et charité) sèment le doute dans l’esprit d’une population peu encline à sympathiser avec des tracteurs qui bloquent leurs routes et dérangent leur quotidien. Les gens se lassent et s’indiffèrent à force de voir trop souvent des mécontents de tout acabit défiler dans leurs rues. Antipathie plutôt qu’empathie. Les citadins de Bruxelles et des grandes villes sont exaspérés par tous ces rassemblements bruyants, où adorent se glisser des casseurs et autres affreux jojos. Les téléspectateurs zappent à tout va quand reviennent ces images sempiternelles. Trop de manifestations tuent les manifestations. Malheur aux vrais opprimés qui n’osent le dire trop haut…

Pour nous, la référence des références reste la grande manifestation agricole du 23 mars 1971. Cent mille fermiers à Bruxelles venus de toute l’Europe ! Ça avait tout de même de la gueule ! Tous les ingrédients étaient réunis pour donner à notre secteur de la visibilité, faire entendre notre voix, alors que déjà les agriculteurs couraient comme des rats perdus dans le dédale de la PAC, sans pouvoir s’en échapper. Quand on descend dans la rue, il est déjà trop tard, quelque part ; on ne peut montrer que la partie émergée de l’iceberg, la moins pire. Cela fait un bien fou de crier très fort ce que l’on pense, mais les pouvoirs en place ne s’émeuvent guère du vaste brouhaha peu compréhensible des innombrables manifestations, dessins animés de notre folklore occidental. Tous ces cris inaudibles, au sein des labyrinthes…

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