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Question d’argent

« Ah, si ce n’était pas les sous ! Si je tenais l’idiot qui a inventé l’argent… ». Je ne sais trop pourquoi, j’ai une tête à recueillir les confidences. Un vieil ami m’a exposé ses états d’âme, son désappointement de voir son plus jeune fils abandonner son grand projet de reprise de la ferme familiale, bel héritage paysan de plusieurs générations. Si ce n’était un lourd capital à emprunter et des perspectives aléatoires, son gamin aurait certainement franchi le pas, mais l’effroyable logique capitaliste a eu raison de tout son amour pour le métier de ses aïeux. Il se contentera de son petit élevage dynamique, de son vaste potager « cultivé pour le plaisir », sans avoir à se tracasser toute sa vie comme son père, endetté chronique toujours à la chasse aux euros. Le jeune homme restera fonctionnaire aux heures de bureau, micro-fermier le reste du temps…

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Aïe, aïe ! Mon vieux pote a posé une question essentielle : quel idiot a-t-il inventé le fric, le flouze, le pèze ? Le troc fonctionne depuis la nuit des temps, et les premières monnaies d’électrum (alliage d’or et argent) ont été frappées à Sardes en Lydie (Turquie) en 600 avant JC, sous le règne d’Alyatte II puis de son fils Crésus ; les pépites d’électrum se ramassaient dans le fleuve Pactole (!). Pour le troc, la richesse la plus convoitée a longtemps été le bétail (moutons, chameaux, bovins, etc), qui servait de base aux échanges. Les « têtes » (caput en latin, qui donnera « capital ») de bétail, servaient à évaluer la valeur d’un bien, d’une propriété ; celui qui possédait un beau troupeau (pecus en latin), disposait donc d’un beau « pécule », contrairement aux pauvres, « impécunieux ». Certains produits faciles à stocker et à diviser, ont servi aussi de monnaie d’échange, comme le sel (chez les Celtes) qui donnera le mot « salaire ». Après Crésus en Lydie, les grandes cités antiques adoptèrent chacune leur propre monnaie ; les Romains, au IIIe siècle avant JC, en étendirent l’usage à tout leur empire et créèrent le premier atelier monétaire au Capitole, près du temple de Juno-Moneta (Junon), déesse d’où dérive le mot « monnaie ». La première monnaie internationale apparaîtra en 1750 en Autriche : le thaler, créée à son effigie par l’Impératrice Marie-Thérèse de Habsbourg. Le thaler fut rapidement adopté par les colonies espagnoles et anglaises des Amériques, et devint le « dollar » par déformation phonétique.

Jean-Jacques Rousseau, Suisse bon teint du pays des banquiers, écrivit dans « Confessions » : «  L’argent que l’on possède est instrument de liberté ; celui que l’on pourchasse est celui de servitude. » . Jésus disait de l’argent : «  Un bon serviteur et un mauvais maître » . Le décor est planté ! Ces citations soulignent le caractère ambivalent de l’argent, arme à double tranchant, pourfendeuse infiniment cruelle sous des dehors utiles et innocents. Le capitalisme en a fait une sorte de dieu, qui autorise et pardonne toutes les manœuvres susceptibles d’enrichir ceux qui l’adorent. Hélas, nous sommes en plein dedans, dirait mon ami fermier… Le capitalisme se définit selon Karl Marx comme « une exigence amorale d’accumulation illimitée », au sein d’un circuit économique dans lequel le capital est remis perpétuellement en jeu. « Amoral » signifie « qui ne s’embarrasse pas de considérations morales » ; liberté, fraternité, équité, altruisme, justice : rien à foutre ! En gros, un capital sert à acheter des moyens de production et des forces de travail, avec lequel des marchandises sont fabriquées et vendues pour récupérer ce capital ajouté d’un bénéfice. Ce capital augmenté est à nouveau investi pour générer une nouvelle plus-value, et ainsi de suite ; il n’existe aucune satiété possible dans un tel processus qui se répète à l’infini. Bien entendu, la capacité pour le capitaliste de récupérer sa mise augmentée d’un profit, est perpétuellement menacée, ce qui le motive à optimiser ses investissements, c’est-à-dire à payer le moins cher possible les moyens de productions (matières premières, travail salarié, outils de production, impôts et fiscalité…), et à vendre le plus cher possible ses marchandises.

Dans cette aventure financière, le travailleur salarié abandonne tout droit à la propriété des résultats de son labeur ; il est subordonné aux décisions de ceux qui détiennent les moyens de production. De même, le fournisseur de matière première est soumis au bon vouloir de ses acheteurs capitalistes transformateurs. Les agriculteurs sont aujourd’hui coincés dans ce rôle de fournisseurs subordonnés, à moins qu’ils ne transforment et ne vendent eux-mêmes leurs productions. À moins qu’ils ne deviennent eux-mêmes des capitalistes ! Cependant -faut-il le déplorer ou s’en réjouir ? –, bien peu de gènes capitalistes coulent dans nos veines. La nourriture, denrée indispensable à la vie, n’est pas une marchandise comme les autres, une valeur spéculative que l’on transforme et commercialise au gré des plus-values. Elle est pourtant intégrée dans des circuits économiques animés par cette implacable logique capitaliste de profit. Mon ami agriculteur ne décolère pas : « Ah, si ce n’était pas les sous ! ». On n’investit pas dans une ferme comme dans une manufacture de vêtements ou une usine de voitures. Le capital dormant est trop important, et n’autorise qu’un bénéfice quasi inexistant ! À tout moment, une épidémie dans le bétail, ou une catastrophe climatique peuvent mordre ce capital à belles dents ; la force de travail déployée est très peu rémunérée, car les cours des marchés ne laissent que des marges insignifiantes, voire négatives.

Le fils de mon ami fermier l’a bien compris, qui refuse de devenir l’esclave du système capitaliste, d’écouter les sirènes optimistes -naïves ou manipulatrices ?- de la galaxie para-agricole qui lui promettent suavement une vie « meilleure »-mais pour qui ? –, grâce aux innovations de tous bords et aux soutiens financiers publics. La question d’argent est mortifère pour l’agriculture familiale et d’autres secteurs essentiels -santé, pharmacie, logement… –, dans un environnement déshumanisé, amoral, dont le capitalisme néo-libéral a pris désormais toutes des commandes…

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