La boucle d’oreille échappa aux doigts gourds d’Alphonsine. Elle bataillait depuis cinq bonnes minutes avec le minuscule brillant, le visage tordu à dix centimètres du grand miroir en pied, en s’efforçant de glisser la fine tige dans l’imperceptible orifice. Et puis zut ! Elle y était presque, et sans ce grand gueulard qui l’avait fait sursauter, elle aurait pu ajuster le deuxième petit bijou. Elle n’avait plus porté ces belles boucles depuis quand ? Quatre ans, dix ans ? Elle se rappela : au baptême de Théo, le « petit » dernier qui avait maintenant dix-sept ans et mesurait son interminable mètre nonante sous la toise… Un soudain vertige l’incita à s’asseoir au bord du lit, le regard rivé sur son propre reflet aux traits fatigués, noyés dans le sfumato du miroir légèrement embué. Deux yeux inquisiteurs la fixaient intensément, étincelants, courroucés, et semblaient l’interpeller :
À nous deux, ma vieille ! Et maintenant, arrête de te raconter des bobards, une fois pour toutes ! Ton mari, c’est pas un cadeau, avoue-le ! Tout ce qu’il sait dire, c’est :
« Fonsîîne, t’as fini de traire ? Fonssîîne, t’as fait quoi pour dîner ? Fonsîîne, t’as pas un pantalon propre ? »
En fait, tout bien réfléchi, avec un prénom pareil, t’étais condamnée à te faire marcher dessus toute ta vie, enfoncée, défoncée de toutes les manières possible. Quelle idée ta grand-mère a eu de décéder l’année de ta naissance ? Et on t’a refilé son prénom, Alphonsine, aussi archaïque que la vieille ferme familiale. C’était une sainte, tout le monde l’aimait, tu dis ? La belle affaire ! Et toi, tu as envie d’être une sainte jusqu’à la fin de tes jours, de jouer la martyre de service, de sacrifier tout ton temps aux autres, à ton mari et son fichu métier, à tes enfants, tes vieux parents, tes amis…
Pour tes enfants, là, je suis d’accord. Ils t’ont donné des tonnes et des tonnes d’amour en retour, et tu es très fière de les voir heureux, bien dans leur corps, bien dans leur tête. Ton mari aussi t’adore, tu dis ? Pourtant, il ne t’a guère épargnée, tu sais. Te faire trois mioches en rafale alors que tu avais à peine vingt ans… Tu l’aimais, tu dis ? Et tu l’aimes encore comme au premier jour ? T’es pas croyable, ma toute belle ! Ta copine Sandrine t’avait prévenue, à l’époque : « Avec tes yeux et ta silhouette, tous les garçons tirent une langue jusque par terre en te regardant. Tu n’as que l’embarras du choix : prends-en un plein de fric, un qui a de la classe, et arrête de fréquenter ce Julien, ce paysan mal dégrossi qui te fera une ribambelle de gosses et te fera trimer toute ta vie. »
Julien était le plus sympathique, le plus drôle, tu dis ? Il a bien changé ! C’est le métier d’agriculteur qui l’a usé, tu dis ? Et toi aussi dans la foulée ! Il plaisait à tes parents, qui cherchaient un repreneur pour leur ferme. Et voilà, se sacrifier pour les autres, c’est tout toi, ça ! Alphonsine la martyre ! Tu voulais être institutrice maternelle, pas agricultrice, tu te rappelles ? Tu ne voulais pas ressembler à ta mère, paraître soixante ans à seulement quarante. Tu as la mémoire courte, ma pauvre vieille ! Secoue-toi un peu !
Julien est très gentil, tu dis ? Et encore très amoureux ? Très attentionné, quand il veut : il t’a proposé gentiment d’aller te reposer une heure avant de partir à la messe de Noël. Étonnant, tu ne trouves pas ? Et ses colères subites, quand il est contrarié ? Et son métier d’éleveur laitier qui t’enferme en résidence surveillée, toute cette routine, ces tracas, ces innombrables difficultés ? Jamais de vacances ; des sorties au compte-gouttes ; des séances de défonce pour Alphonsine à la salle de traite, chaque jour que Dieu fait, matin et soir. Ouaw ! Dis donc, c’est le pied, ça ! Tu as pris « perpétuité » en peine incompressible ! Comment, que dis-tu ? Julien n’était pas ainsi, c’est l’agriculture qui l’a dévoré tout cru ? Bon, OK, mais tu n’étais pas obligée de te laisser manger, toi aussi. Ta fille te l’a dit mille fois : « Maman, allez ! T’es vraiment gourde quand tu t’y mets. Si tu fais semblant, t’es une sacrée bonne comédienne ! »
Ah, c’est malin, maintenant tu pleures ! Grande sotte ! Au lieu de chialer, gueule un bon coup ; montre que tu existes ! Tu ne regrettes rien, dis-tu ? Pourquoi es-tu aussi triste, dans ce cas ? Ah oui, tu as cinquante ans aujourd’hui, précisément un 24 décembre, et tout le monde semble l’avoir oublié, cette année. Pas un coup de fil, rien ! Personne… Tu es anéantie, désemparée, au trente-sixième dessous. Tu songes sans cesse aux autres, et personne n’a songé à toi ! C’est dur à avaler, hein ?
Tu t’en fous ? Que tu dis ! Écoute, je vais te donner un bon conseil : relève la tête, sèche tes larmes et fais-toi belle, pour leur montrer, à ton Julien et à tous les autres, que tu es Alphonsine et pas « Fonsîîne », que tu es la plus forte et que rien ni personne ne te fait peur. Vas-y, fonce ma belle, et trace ton chemin !
D’un bond d’un seul, Alphonsine sauta sur ses pieds et essuya soigneusement son visage. Un léger scintillement attira son regard : sa boucle d’oreille ! Dans un enchaînement souple de gestes précis, elle se saisit du bijou et le fixa sans hésiter sur le lobe de son oreille. Un dernier coup de brosse dans son abondante chevelure striée de gris ; un rien de fard à paupières et d’anti-cernes pour masquer ses « chutes du Niagara » ; un demi-tour devant le miroir, joli miroir bavard, afin d’admirer sa silhouette encore svelte. Elle était prête, comme toutes les autres fois, prête à continuer, prête à travailler, encore et encore, à aimer, à être bienveillante envers tous. C’était son rôle, c’était ça, son chemin…
« Fonsîîne, t’es prête ? On t’attend ! »
Julien avait une drôle de voix. Enrouée, nasillarde. Il couvait encore un rhume, ce grand dadais, toujours nu-tête pour travailler. Ah, ces hommes : tous des grands enfants ! Si les femmes n’étaient pas là…
Alphonsine quitta la chambre à coucher et se glissa vers l’étroit escalier en colimaçon. Un grand silence l’enveloppait tandis qu’elle descendait furtivement. Le sapin de Noël clignotait joyeusement dans le hall d’entrée : il faudrait éteindre la guirlande avant de partir à la messe, on ne sait jamais, si elle prenait feu… Pourquoi Julien avait-il dit « ON t’attend ! » ? Quelque chose clochait ; Alphonsine ressentait un malaise diffus, qu’elle attribuait à son long dialogue avec son miroir. Où était-il encore passé, ce grand nigaud de Julien ? Encore parti jeter un coup d’œil aux vaches, avec ses beaux souliers qu’elle avait cirés durant l’après-midi. Et ses vêtements de dimanche tout propres allaient prendre l’odeur de l’étable, pour aller à la messe. Franchement, il exagérait…
Alphonsine s’assit sur le petit guéridon de l’entrée, pensive. Julien et ses vaches ; Julien et ses champs, ses machines, ses tracteurs, ses emprunts, ses ennuis financiers, sa paperasserie envahissante… L’agriculture : une obsession, une addiction, une religion. Mais les cinquante ans de sa femme, il s’en fichait. Deux grosses larmes dégringolèrent le long de ses joues…
Une toute petite main se glissa par la porte du salon et arracha la prise de la guirlande lumineuse, plongeant le grand hall dans une obscurité totale. Interdite, Alphonsine s’immobilisa, le cœur battant à tout rompre. Puis elle sentit contre ses jambes le choc d’un petit corps qui se pelotonnait contre elle, deux petits bras qui enserraient ses genoux de toute leur force.
« Bon anniversaire, Mamy ! Et joyeux Noël ! » La lumière jaillit soudain. Ils étaient tous là, pour elle et pour elle seule : son beau Julien, ses grands enfants, ses tout-petits. Alphonsine s’enfonça avec délice sous une avalanche de baisers, de mots doux et d’amour…
